- Friedrich ! T'es vraiment con, rend moi ma feuille, c'est personnel et je ne t'autorise pas à lire...
- J'me passe de ta de permission, depuis toujours d'ailleurs, avait ricané le garçon à sa victime de grand frère, Klaus.Depuis toujours...
Ce n'était pas foncièrement vrai, Friedrich n'avait pas toujours tenu les rênes : durant leur enfance, Klaus faisait office de meneur, il avait le plus d'imagination, ça ne changerait jamais...Il était capable de faire renaître les ruines d'Avenche et de ramener à la vie les soldats au bord du lac de Morat de sa pensée vagabonde. D'une simple parole, tout pouvait renaître grâce à Klaus pour l'enchanter lui et son frère, les emmenant dans des heures de jeux tonitruants et de batailles endiablées...
Mais en grandissant, l'aîné avait commencé à consigner ces histoires sur des pages, préférant l'écrit à l'oral, finissant par se taire et de ne parler que lorsque s'était nécessaire : il aurait pourtant fait un très bon orateur, auraient dit les citoyens gallo-romains d'Aventicum au garçon capable de les faire revivre de sa voix. Le pire pour Friedrich était que son frère ne lui racontait plus rien, il avait dû compter sur sa propre imagination, sa pauvre, maigre imagination et avait trop vite mûri en se rendant compte du vrai monde qui les entourait...Mais tout ça, Friedrich l'avait oublié et enfoui avec son âme d'enfant, noyé dans un torrent de "Une histoire !" qu'on avait envoyés balader, puis plus tard, se faire voir. Mais Klaus conservait cela avec à la fois amèrement et précieusement, parce qu'il savait à quel point il était fautif de leur éloignement mutuel. Il avait bien vite compris le premier qu'il ne pourrait jamais construire de cabane avec son frère dans leur spacieux jardin, bien qu'ils en avaient la possibilité. Ils ne pouvaient plus rien construire après avoir dépassé le point de non-retour... Tout ça, Klaus le savait pertinemment, mais il avait consciemment laissé son frère dépasser ce tournant fatal, en l'ignorant pour ses écrits... Qu'avaient-ils, ces livres, de si spécial pour renier l'attention de son seul ami et frère ? Beaucoup de figures de style, sa plume alternant énergie et douceur, mise au service de ses réflexions personnelles, de ses interrogations face au monde dont les contours se découpaient gentiment, comme si on posait au ralenti des lunettes d'adultes sur son regard d'enfant... Même si c'était beaucoup, ça ne justifierait rien, bien que l'enfant et l'adolescent n'avaient plus trop en commun, si ce n'était leur sang : leur lien s'effilochait lentement et rien ne parvenait à le réparer...
- Rends. Moi. Ma. Feuille !
- Non, je crois pas, non!
Friedrich savait au fond de lui, même s'il ne l'avouerait pour rien au monde, qu'il cherchait juste à ce que son frère consacre son attention à lui au lieu de rester bien cloîtrer dans sa chambre au parfum toxique de l'adolescence. Ça lui était insupportable que quelqu'un l'ignore à ce point, il était humain et ses parents ne l'avait pas compris. Le garçon savait que Klaus avait lui-même connu une période de jalousie, lorsque la famille s'était agrandie d'un nouveau membre qui semblait accaparer toute l'affection de ses parents. Ça c'était la partie naturelle de la chose, mais ce qui échappait à la logique de Friedrich, ce qui l'horripilait le plus au monde se résumait à un seul objet : le tout premier texte que Klaus avait osé présenter à papa maman, qui avait signé la fin de la période de dorloteries et le début de l'ère de l'ombre que lui faisait son aîné.
Le disque de l'acceptable s'était rayé lorsque Friedrich avait pris cette feuille entre ses mains, pour l'exposer au reste de sa classe. Il avait fait déborder le vase de leur conflit de cette minuscule gouttelette. À cet instant, aucun scrupule n'entravait son action qui, une fois en marche, ne pouvait plus être arrêtée. L'expression mi-détresse, mi-colère qui pouvait se lire sur ses traits changeant aurait fendu le cœur à un gangster, mais pas à son propre frère, qui en avait marre de jalouser ce prodige. À l'inter cours, lorsqu'aucun professeur ne surveillait d'un regard intransigeant une classe en déplacement dans les couloirs qui ne contenait plus sa turbulence, Fried comme on le surnommait, passa à l'action :
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La boue des chaussures
Short StoryRecueils de nouvelles - la boue des chaussures (une nouvelle pensive) - le cours de questions (une nouvelle morbide) - la muse (une nouvelle très courte)