La dernière bille

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Il ne leur restait qu'une bille. Evanya, Melinwë et Cyrielle progressaient depuis deux semaines entre forêts et plaines. Le paysage majestueux de ce début d'automne ne parvenait pas à apaiser leur angoisse. Elles avaient trouvé la rivière sans difficulté ; la forêt qui la bordait aussi. Mais aucune trace du Grand Elfe. Quadriller la région s'était révélé plus ardu qu'elles ne s'y attendaient. Le relief les empêchait de couvrir les zones qu'elles s'attribuaient. Avec le manque de billes, le danger augmentait. Elles avaient dû supporter plusieurs épisodes, la gravité les envoyant valdinguer dans les airs sans contrôle. Impossible de rester longtemps dans les bois, surtout pour Melinwë. Trop de risques. Evanya commençait à comprendre l'utilité des capes des Divins.

Elles se réfugiaient de plus en plus souvent dans les plaines, là où les chutes risquaient d'être moins douloureuses. Beaucoup les imitaient. Les descentes de Divins se faisaient là-bas plus nombreuses, plus dangereuses, mais elles étaient parvenues à s'en sortir. Evanya commençait à perdre pied ; cette situation ne pouvait plus durer. Elle prenait sur elle depuis des mois pour protéger sa fille, pour survivre... Il lui fallait un moment de calme, de vrai repos en sécurité. Impossible. Pas sans l'intervention du Grand Elfe.

Il ne leur restait qu'une dernière bille. La verte. Celle qui durait plusieurs heures. Elles avaient décidé de l'utiliser pour atteindre le cœur de la forêt, celui qu'elles n'avaient pas exploré. La prudence leur dictait de laisser Melinwë en arrière mais elles ne connaissaient personne à qui la confier. Elles avaient décidé de rester ensemble. Plusieurs autres groupes parcouraient la forêt, en quête du Grand Elfe. Personne ne l'avait trouvé. Parfois, Evanya se laissait aller au désespoir. Puis elle se souvenait qu'elle possédait plus d'informations que les autres. Marcass avait évoqué non seulement la forêt, mais aussi une série d'éléments magiques à remarquer. Avec Cyrielle, elles en avaient repéré cinq ; quelques glyphes et deux pierres magiques aux reflets scintillants les avaient persuadées que le Grand Elfe existait et qu'elles le débusqueraient.

Chaque moment sans protection pouvait les conduire à la mort. Elles avaient décidé de cesser leurs recherches et d'utiliser la dernière bille. Cela leur donnait une journée. Cyrielle possédait une carte de la région. Elles avaient repéré les endroits où elles avaient remarqué les glyphes et les pierres et avaient décidé de viser la convergence ces éléments, au centre de la forêt, sur une sorte de terre-plein. Là, elles espéraient trouver ce qu'elles cherchaient.

Le but était d'écraser la dernière bille tard, dans les sous-bois, et de se dépêcher. Elles voulaient conserver le plus de temps possible avec le Grand Elfe. Leur dernier espoir. Cyrielle faisait preuve d'un optimisme à toute épreuve ; Evanya sentait le doute l'envahir. Plusieurs questions l'obsédaient : pourquoi personne ne l'avait-il encore trouvé ? Marcass ne devait pas être le seul à connaître l'existence des signes. Pourquoi le Grand Elfe ne s'était-il pas rendu compte de la situation lui-même ? Même s'il vivait dans l'isolement, il avait constaté les variations de pesanteur, non ? Peut-être était-il mort ? Ou n'existait-il pas ? Cette possibilité persistait.

Pourtant, que faire d'autre ? Se rallier aux Divins ? Tuer les derniers rescapés ? Non, Evanya n'avait pas dit son dernier mot. L'espoir subsistait. Si elle ne le faisait pas pour elle, elle le ferait pour Melinwë. Sa fille méritait de vivre dans un monde où elle ne craindrait pas pour sa vie. Elle aussi fatiguait. Evanya s'inquiétait pour son enfant et s'accusait de se comporter en mère indigne. Elle la négligeait, obnubilée par la situation. Le temps des histoires avant de dormir, des petites surprises lors des repas ou des danses avec son père était révolu. Une nouvelle fois, Evanya décida d'ignorer les souvenirs de ce passé heureux. Elle ne pouvait pas craquer maintenant. Le Grand Elfe attendait.

— Tu es prête ? demanda-t-elle à Melinwë.

La fillette acquiesça. Evanya leva les yeux vers Cyrielle.

— Allons-y, confirma la jeune femme d'un signe de tête.

Evanya saisit la dernière bille dans sa bourse et... elle se sentit attirée vers le ciel.

— Épisode ! hurla-t-elle.

— Maman ! lui répondit Melinwë.

Elles ne savaient pas combien de temps elles avaient. Evanya poussa un juron. À une seconde près ! Ses doigts tentèrent en vain de saisir la bille salvatrice pour la déclencher. Farfouiller dans la bourse maintenant pouvait signifier sa mort. Sans prendre le risque, Evanya retira sa main et se précipita vers Melinwë. S'aidant de ses mains pour avancer dans les airs, elle attrapa un pied de sa fille et réussit à l'attirer à elle.

— Cyrielle ! appela-t-elle.

— En-dessous ! répondit son amie.

Elle essayait de les rejoindre, se dirigeant vers elles de toute ses forces. Evanya serra sa fille contre elle d'un bras et replaça son autre main dans sa bourse.

— Maman, il y a un lac, là-bas, indiqua la fillette, une lueur d'espoir dans la voix.

Evanya jeta un regard et reprit ses recherches avec frénésie.

— C'est trop loin, murmura-t-elle. Nous n'y arriverons jamais...

Sous ses doigts fébriles, elle ne rencontrait que le tissu. Où chercher une bille dans une bourse quand il n'y a pas de gravité ? Chaque pli de tissu constituait un obstacle supplémentaire, l'éloignant un peu plus. Soudain, Evanya sentit une entrave à ses mouvements au niveau de sa cheville.

— Je vous tiens ! s'écria Cyrielle.

Evanya poussait un soupir de soulagement quand elle se sentit attirée vers le sol. Une nouvelle variation ou un retour à la normale ? Par réflexe, elle serra Melinwë contre son cœur et se plaça sous elle en espérant la protéger. À cette hauteur, elles auraient au moins quelques os cassés. Elle rentra sa tête dans ses épaules en priant pour sa survie, pour celle de son enfant. Un fracas sinistre accueillit leur retour au sol. La douleur jaillit dans le dos d'Evanya avec vivacité, mais moins qu'elle ne s'y attendait. Elle ouvrit les yeux.

— Maman ? interrogea Melinwë d'une voix hésitante.

— Je... Je vais bien, balbutia-t-elle en se redressant.

Une sensation étrange lui picotait les doigts. Elle retira la main de sa bourse. Dans sa chute, elle avait écrasé la dernière bille. Le compte à rebours avait commencé. Le liquide poisseux imbibait sa peau. Par réflexe, elle se frotta les doigts les uns contre les autres, comme si elle avait pu garder un peu plus longtemps son pouvoir, le retenir avant qu'il ne s'évapore.

— Tu n'as rien ? demanda Evanya. Cyrielle ?

Elle ne comprit qu'une fois debout, en découvrant le corps sous elle. Elle s'agenouilla, chercha un pouls inexistant. Les larmes perlèrent à ses yeux mais elle resta silencieuse et se redressa. Melinwë gambadait en avant, insouciante.

— Je ne suis pas blessée ! confirma-t-elle avec un sourire.

Evanya se plaça entre elle et le cadavre. Une partie d'elle la poussait à se laisser tomber au sol, à pleurer, à hurler, à abandonner. Mais Melinwë n'avait pas compris que Cyrielle était morte et la magie s'échappait le long de ses doigts. La seule fuite se trouvait en avant.

— Laissons Cyrielle se reposer, murmura-t-elle. Allons trouver le Grand Elfe.

L'ordre nouveauWhere stories live. Discover now