Course-Poursuite

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Il était midi, ou bien minuit, peut-être. Kelpy ne le savait plus, et cela n'avait plus d'importance de toute façon. Cela faisait trop longtemps qu'il fuyait, et les branches des arbres étaient si étroitement liées, entrelacées, que seule la lueur fantomatique de sa Sprène éclairait le chemin. Il était épuisé, mais avait tellement peur que Sparwari et ses sbires le rattrapent qu'il n'osait s'arrêter même une minute.

Kelpy trébucha une fois de plus, et eut à peine le temps de mettre les mains en avant pour amortir sa chute que son visage rencontra le sol. En jurant doucement, il se releva et épousseta son pantalon de toile fine, soupirant une nouvelle fois en constatant l'énième déchirure sur sa tunique. Son cœur battait la chamade et jamais il n'avait couru aussi vite ni aussi longtemps. Combien de temps s'était écoulé depuis qu'il avait fui leur campement, abandonnant les cadavres mutilés de ses sœurs et sa mère, sa douce et tendre mère, étendue sur le sol, se vidant de son sang? Il ne savait plus. Un hurlement strident brisa le lourd silence de la nuit et remplit le cœur de Kelpy d'un terrible effroi. Les Darshes de Sparwari l'avaient retrouvé!

Le garçon détala comme un lapin, sa Sprène le précédant. Au fil de sa course, il vit les arbres s'espacer de plus en plus, lui permettant d'accélérer. Kelpy s'élança alors dans la plaine à découvert, priant tous les dieux de tous les panthéons qu'il connaissait de lui accorder la force de traverser cette plaine. L'enfant né de la Lune aux yeux d'acier puisa dans ses dernières forces et accéléra. Hélas! Les Darshes le rattraperaient, et s'ils ne l'avaient pas tué avant, Sparwari le ferait, lentement, à sa manière cruelle. Kelpy pouvait entendre les bêtes qui le traquaient se rapprocher. Il tenta de nouveau d'accélérer, mais son corps, poussé à bout par les efforts des derniers jours, le lâcha, et l'enfant s'écroula au sol, ses cheveux d'or blanc lui fouettant le visage, misérable dans son épuisement.

Les Darshes furent sur lui, et avec eux, un épais brouillard, lourd et étouffant, tomba sur la plaine. Kelpy vit les créatures au corps imprécis, comme brumeux, prendre le visage de leurs victimes, tantôt celui d'un frêle garçonnet aux joues rebondies et roses, tantôt celui de cette filles aux nattes noires qu'il croisait en allant puiser l'eau le matin. Il entendait aussi des bruits. Les ricanements des sbires de Sparwari qui se rapprochaient, les grognements des Darshes affamés qui rodaient à la lisière de la brume, mais surtout les pas, les pas pesants, lourds et sonores, qui faisaient trembler la terre et reculer les créatures. Kelpy gémit, et sa peur le paralysait complètement, lui brisant les jambes. Il ne pouvait s'enfuir. L'enfant entendit le rire attendri de sa mère lorsqu'il bousculait Kalnea ou Kilma et que ces dernières le pourchassaient autour de la yourte, aidées par ses autres sœurs. Il revit leur père, accueilli à grands cris de joie lors de son retour de la chasse. Il revit également toutes ces soirées autour du grand feu, à écouter les légendes racontées par les doyens. Leurs mots étaient noyés. Un tambour semblait battre aux oreilles du garçon, assourdissant les rires. Boum, boum. Une main se tendait vers lui, celle de Kalnea, ou bien celle de Kulna? Peu importe, déjà elle est retombée, et sa propriétaire est au sol, son beau visage auréolé de pourpre.

Et puis commence la course. Cette longue course vaine, finalement. Il n'aura réussi qu'à retarder le moment de sa mort, loin des siens, seul et abandonné. Reste-t-il des survivants? Au fond, peu lui importait. Kelpy sentait le désespoir de celui qui abandonne avant d'avoir vraiment combattu le gagner. Il rouvrit les yeux. Devant lui, Sparwari avait un sourire cruel et satisfait. Le géant était harnaché d'une solide et élégante cuirasse, probablement volée à l'un de ces grands chevaliers Thaylènes que l'on voyait autrefois, du temps du père de son père.

L'homme jubilait. Enfin il tenait le garçon! Il avait vécu de nombreuses vies durant de nombreux siècles, mais celui-ci était de loin celui qu'il avait eu le plus de mal, et, paradoxalement, le plus de plaisir, à traquer et à capturer. Il s'approcha de Kelpy, son apparence se brouillant au fur et à mesure qu'il avançait. Un nouveau gémissement suivi d'un hoquet de terreur échappèrent à l'enfant. Il avait entendu de nombreuses rumeurs sur la forme véritable de Sparwari, mais personne ne l'avait vu sans avoir trépassé peu après. Quand la forme se fut rapprochée, il vit que c'était un vieil homme, courbé par le poids des années mais toujours tonique et puissant. Il avait l'air triste et pauvre, comme emprunté dans son armure d'apparat. Le vieillard leva une longue et lourde épée, et Kelpy ferma les yeux.

Un choc sourd, puis plus rien, seulement le silence assourdissant de la mort. Soudain, au loin dans la forêt, un loup hurla à la Lune, et ce son ressemblait à une lamentation.

Son dernier enfant en ce monde venait de La rejoindre.

THE MOONCHILDOù les histoires vivent. Découvrez maintenant