T R I S T E S S E

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— Je ne sais pas, hésita Tristesse, et sa voix transpirait le découragement. C'est franchement inutile, Joie. On est pas fait pour s'entendre, tous les quatre. Tu t'engages dans une bataille dont l'échec est plus qu'évident. 

Son ton mordant décontenança Joie, sa prédisposition à sourire et ses iris dégoulinants d'espoir – espoir balayé par une réalité bien plus complexe, laborieuse et terne aux yeux de Colère, Peur et Tristesse. Joie n'était que la personnification d'une émotion qu'il ne réussissait plus à assimiler. Noyant son visage contre la paume de ses mains, Joie soupira tristement. Peur tremblait tandis que Colère étudiait pensivement le visage fermé et mélancolique de cet homme à la tignasse criarde, éblouissante. Une moue onctueuse vint s'emparer de ses traits enragés et ses doigts vinrent frôler le menton frémissant de Tristesse en un geste purement provocateur.

— T'es à l'image de ton physique, Tristesse : faible, susurra Colère, puis il infligea à Peur une accolade bourrue tout en ajoutant : plus trouillarde que ce gosse. C'est dingue, hein ?

Tristesse n'eut pas l'intelligence ni la volonté –  et encore moins l'envie – d'ignorer son comparse, ses yeux en amande flamboyants d'un sentiment auquel elle n'avait techniquement pas le droit, ni accès : la Haine. Son corps chétif et maladroit s'extirpa du tabouret bancal en un saut étonnamment souple, se plantant face à un Colère à la stature intimidante – qui ne cessait de la toiser d'un air condescendant. Il jubilait. Et elle enrageait.

— Ça, Colère, tu ne le comprendras jamais, souffla Tristesse en pointant son cœur. Tes sentiments hargneux, bourrés d'animosité et d'aigreur te permettent de faire abstraction de tout le reste. La colère étouffe les émotions comme un serpent asphyxie sa proie. Elle est un guide malveillant que l'on suit volontiers. Tu ne connais pas la douleur d'une insulte ni l'acidité d'un reproche. 

Colère et Tristesse se faisaient face, leurs regards fiévreux trahissant une fébrilité grandissante. L'un serrait les poings, échevelé, ses yeux évoquant deux volcans en éruption. L'autre peinait à contrôler ses tremblements, un chignon désordonné – ne retenant plus qu'une poignée de mèches auburn – tanguant au sommet de son crâne. Abandonnant son air craintif pour une expression bien plus farouche, Tristesse renifla dédaigneusement puis cracha à la figure de Colère :

— La tristesse est un océan impitoyable, capricieux. Lorsque tu plonges dedans, deux options s'offrent à toi : t'enfoncer telle une ancre dans ses profondeurs glacées – sans même essayer d'agiter les bras – ou perforer sa surface et nager jusqu'au rivage. Il faut savoir apprivoiser son chagrin, sinon il te submerge. Si la colère réussit à enflammer tes sens, la tristesse se contente quant à elle de les anesthésier. Plus rien n'a d'importance, excepté cet engourdissement qui te paralyse le corps et l'esprit.

Colère eut envie de riposter mais Tristesse compléta sa tirade d'une réplique sèche, clouant le bec de son adversaire :

— La tristesse est une abîme dans laquelle personne n'a envie de sombrer, Colère, crois-moi.   

Peur fut secoué d'un couinement effaré. Joie en resta comme deux ronds de flan et Colère, songeur, fut parcouru d'un frisson.

— Joie ? On t'écoute, mec, fit-il sans quitter Tristesse des yeux.

Soudain, un rire cristallin déchira l'atmosphère et trois paires d'yeux se braquèrent sur Joie. Deux fossettes en forme de croissant de lune creusaient ses joues, une mèche azuré barrait ses prunelles très vertes et un sourire gigantesque dévoilait ses dents parfaitement alignées. Il était plus beau qu'un instant auparavant, comme rasséréné.

— Très bien, dit-il. Je crois que vous commencez à comprendre l'objectif de cette réunion. N'est-ce pas, Colère ? 

Nos émotions personnifiéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant