Ça fait longtemps.
Le temps passait et Ken boulottait le Carnet à une vitesse affolante. Il avait du mal à tenir l'obligation de ne lire qu'une page par jour qu'il s'était auto-imposée. S'il ne se retenait pas, il aurait pu lire l'entièreté de l'œuvre en une seule fois.
Car, oui, cet objet était une œuvre à lui-même. Ce n'était pas qu'un vulgaire journal intime. C'était les sentiments d'une personne mis à l'écrit. L'ensemble devait représenter des heures de travail. A l'intérieur, les pages étaient remplies de dessins, de textes, de confessions. Iphigénie y livrait sa vie. Ken avait un peu l'impression de violer son intimité, mais sa curiosité l'emportait sur la culpabilité de lire des secrets.
La jeune femme n'avait pas l'air d'avoir une vie facile. Le carnet était tenu depuis plusieurs années. Apparemment, c'était un cadeau de la part d'une amie, pour ses seize ans. Si Ken avait bien suivi, Iphigénie avait trois ans de moins que lui et était étudiante à Paris. Mais où ? Elle n'en faisait pas état.
Il avait l'impression d'avoir vécu son adolescence avec elle. Ses histoires d'amours, d'amitiés, de famille. Il ressentait ses déceptions, ses joies, ses peines. Iphigénie faisait désormais partie intégrante de lui. Pour le meilleur et pour le pire.
Mais tous ses sentiments n'étaient pas bons pour le mental du jeune homme. Il était de nature émotionnelle et ressentir les émotions négatives de quelqu'un d'autre le fragilisait grandement. Et ce n'était surtout pas le moment de sombrer dans de noires pensées. Ken avait la promotion de son album à assurer et il ne fallait surtout pas jouer les pseudos dépressifs en interview.
Un matin, il décida de mettre le carnet de côté, pendant au moins une semaine. Celle de son Planète Rap, grande émission de la radio Skyrock, où chaque soir pendant une heure il faisait des freestyles avec ses potes. Le rappeur devait préparer ses textes et ce n'était surtout pas le moment de se viander en direct. Il avait rendez-vous au studio pour finaliser l'organisation de la semaine avec son équipe puis ils partiraient tous ensemble.
Ils avaient assurés. Tous les freestyles proposés par Ken et son équipe avait bien marché et avait ravi l'animateur qui avait également posé quelque questions. Tout ce beau monde allait finir sa soirée chez Elisa, la photographe, qui avait un grand appartement. Le jeune homme savait qu'il ne boirait pas ce soir. Ses potes avaient enfumés le studio, et il sentait que les vapeurs remplies de THC étaient montées jusqu'à son cerveau. Certains de ses amis avaient beaucoup fumé, leurs pupilles dilatées en témoigner. Mais le rappeur avait envie de faire une pause avec toutes ces choses qu'il sentait de plus en plus nocives pour lui. En plus, il avait hâte de dire à ses parents qu'il avait arrêté toute ses « merdes » comme sa mère les qualifier.
«Met la radio plus fort steuplait. » Iphigénie tendit son bras pour tourner le bouton de la radio et accéder à la requête de son amie. La voix qui sortait de la radio installée d'aller voiture débiter des paroles à une vitesse affolante. C'était du rap. Iphigénie n'en écoutait pas beaucoup. Elle était plus du style chansons tristes et mélancoliques. Ce n'était donc pas surprenant que ses artistes favorites soient Lana Del Rey et Birdy. Elle était d'ailleurs allée à un concert de celle-ci avec son ancien et unique petit-ami. Une triste histoire. Deux êtres qui pensent s'aimer mais qui en réalité n'ont, l'un pour l'autre, qu'une profonde et sincère amitié qu'ils ont tenté de transformer en un semblant de passion.
Cette tentative avortée sonna le glas de leur amitié. Comment rigoler avec quelqu'un à qui l'on a donné d'hypocrites baisers ? Ils s'étaient mentis, chacun refusant de quitter l'autre, le pensant amoureux et ne souhaitant pas lui faire de peine. Les longs regards remplis d'affection s'étaient transformés en de fugaces coups d'œil gênés.
Mélie chantonnait les paroles pendant que le rappeur les débitait à une vitesse affolante, Iphigénie ne comprenait pas un mot sur deux.
« J'savais pas que Nekfeu faisait un Planète Rap. » Nekfeu ? La jeune fille en avait entendu parler. Une fois, elle s'était assise juste devant deux filles très bavardes pendant un cours magistral. Elles n'avaient pas cessé de pinailler pendant tout le cours sur le concert du fameux rappeur qui avait eu lieu le samedi précèdent. Insupportable pour quelqu'un appréciant le calme comme Iphigénie. De toute façon, le calme, elle allait bien vite le retrouver. Etant à la faculté, elle terminait les cours juste après ses partiels, à la fin du mois de mai. Sa meilleure amie lui avait gentiment proposé de l'accompagner à la gare de Lyon, étant donné que sa valise pesait à peu près l'équivalent de son poids.
Depuis qu'elle vivait à Paris, Iphigénie avait acquis un nombre incalculable de livres en tout genre. Elle en ramenait une (petite) partie chez ses parents. La jeune fille aurait le temps de tous les lire, en trois mois.
Elle avait démissionné de son emploi, juste pour pouvoir rester le plus de temps que possible chez ses parents.
Une fois sur le quai, les deux jeunes filles se dirent au revoir rapidement, Mélie étant attendue pour une soirée chez des amis, à l'autre bout de Paris.
Le train était assez bien rempli. La plupart des passagers étaient des gens venus pour le travail. Ils semblaient tous épuisés.
A la vue de leurs mines fatiguées, Iphigénie qu'elle n'était vraiment pas pressée de faire son entrée dans le monde du travail.
Installée confortablement, elle posa sa tête contre la fenêtre et observa pendant quelques minutes les derniers instants du coucher de soleil. Puis, fatiguée, ses yeux se fermèrent seuls et son esprit se noya dans ses profondes pensées.
Des regrets, Iphigénie en avait beaucoup. Comme ce jour où elle n'avait pas présenté son dessin au concours des jeunes talents, comme ce soir où, paralysée par sa timidité, elle avait refusé de monter sur scène pour le spectacle de fin d'année de sa maternelle. Comment supporter les regards de ses parents ne comprenant pas cette peur si profonde et si terrible ? Eux qui étaient si sociable. Lorsqu'elle était petite, chaque week-end il y avait des invités à la maison. Les samedis soirs terrorisaient la jeune fille. Ces intrus, ces inconnus pénétraient dans sa maison, dans ce havre de paix, souvent accompagnés de leurs propres enfants, que la petite fille percevait comme d'horribles créatures venues lui saccager sa chambre et déchirer ses livres. Alors qu'en réalité, ceux-ci n'en avaient pas grand-chose à faire de ses bouquins et voulaient juste tenter de nouer une innocente et solide amitié avec elle. Mais chaque tentative d'approche des jeunes enfants se soldait d'une fuit d'Iphigénie dans la jupe de sa mère, souvent en pleurs et terrorisée par la proximité d'autres individus de son âge.
Aujourd'hui, la jeune femme se souvenait encore au plus profond d'elle-même la peur des autres. Et dès qu'elle se sentait dans un milieu hostile, celle-ci venait taquiner des entrailles, lui déclenchant des maux de ventres terribles. La force du temps fît que sa peur finît par être moins présente dans sa vie, et Iphigénie put enfin commencer à tenter de nouer des relations avec d'autres personnes que celles qu'elle connaissait depuis toujours.
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