Vous avez dit insolite?

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Dans la rue Godot, on n'attendait rien, ni personne. C'était une de ces rues tranquilles de Paris, dix septième arrondissement, une petite rue à sens unique où il était toujours difficile de se garer, peu passante cependant, avec des petits immeubles parisiens, une école primaire, une petite boutique de tricot. Oui, dans Paris on trouve parfois des petites, minuscules boutiques originales, alternatives, perdues seules dans une rue ignorée, une mini vitrine plutôt intrigante, plutôt charmante, mais devant laquelle ne passe jamais personne. Quant à pousser la porte juste à côté...

Pourtant la rue Godot abritait bien des existences. Elle ne comptait pas moins de 291 appartements et comme on disait autrefois, 1002 âmes. La 1002ème âme venait de voir le jour, toutefois celle de M. Louis n'allait pas tarder à s'éteindre, mais cela personne ne le savait encore.

Il était quatre heures du matin, le 24 avril, lorsqu'un inconnu, en fait un habitant de la rue Tronquet qui passait tous les matins de bonne heure, se rendant à son travail en banlieue, pila brusquement, les deux pieds sur le frein, la main gauche déjà sur le Klaxon. Devant lui, sur la chaussée, une forme inhabituelle, immobile, trop grosse pour être une bête, et.... « Euh! On dirait un lit! », pensa M. Fauvet, « un fichu lit! » Et en y regardant de plus près, « mais... il y a quelqu'un dedans! ». Hébété, il sortit de sa camionnette et s'approcha de la forme. Et oui, c'était bien un lit, là au milieu de la chaussée, et une femme y dormait, respirant paisiblement.

Durant quelques minutes, M. Fauvet ne pensa plus à rien. Le trou noir. Non, en fait, plutôt un trou blanc. A contempler ce sommeil magnifique, il quitta le monde réel et s'enfonça un bref instant dans le coton des rêves. Un soupir s'échappa de ses lèvres, et il reprit conscience. Non, il ne dormait pas, ce qui en soi eût déjà constitué un miracle! Il était bien là, à quatre heures du mat', rue Godot, bloqué par un lit! Ne pouvant se résoudre à interrompre un sommeil aussi doux que profond, lui, le vieux célibataire ronchon, maraîcher de son état, poussa délicatement le lit vers le trottoir, le hissa tout doucement pour le mettre à l'abri des véhicules, et remontant dans sa camionnette, laissa la princesse endormie et s'éloigna. Il fait préciser toutefois, car nous ne reverrons pas M. Fauvet dans cette histoire, que cet incident, non seulement éclaira toute sa journée, mais lui fit aussi l'effet d'une secousse. Sa vie solitaire était bien morne, il souffrait d'insomnie, et finalement détestait Paris. À cinquante cinq ans, M. Fauvet décida de changer de vie! Un miracle du quotidien, somme toute!

Deux heures plus tard, la rue s'éveillait pour de bon, elle laissait échapper des parfums de café et d'eau de toilette, quelques notes de musique, et ça et là quelques airs de bravoure sous la douche. Saluons au passage la superbe voix de soprano de Catherine, la jeune femme du 8, troisième étage droite. Puis une à une, les portes des travailleurs matinaux s'ouvrirent et les silhouettes se glissèrent dans la rue, pour entamer leur journée. Ils sortaient seuls, perdus dans leurs pensées, un peu pressés, mécaniques bien rodées, remontant leur col pour affronter la fraîcheur du matin. Me croirez-vous si je vous dis que certains ne virent pas le lit? Insensibilisés par la routine de leur trajet, ils passèrent sans le voir! Ceux-là monteront dans la même rame de métro, à la même porte et s'assiéront à la même place que tous les jours, ayant tout juste vérifié qu'elle était réellement libre. 

Toutefois, l'insolite était si frappant que la plupart réagirent. Et c'était plutôt drôle, d'ailleurs, comme dans ces petits films de caméra cachée que montre parfois la télévision. M. Toucet dit Le Taciturne, marqua un arrêt, puis se pencha sur la femme endormie, l'air plus préoccupé qu'interdit, et remonta la couverture sur ses épaules. Puis il s'éloigna sans un regard en arrière. M. Selig, professeur de lettres adepte de l'insolite, jeta les bras au ciel, puis partit d'un grand rire qu'il empêcha soudain, regardant furtivement autour de lui, gêné par le bruit qu'il faisait ainsi devant une personne endormie.
Mme Jocelyne, qu'on n'appelait toujours que par son prénom, une des rares personnes que tous les habitants de la rue connaissaient car elle était toujours vive et joyeuse, et ma foi! un peu bavarde, se planta les deux pieds au ras du lit, empoigna les couvertures pour vérifiait qui dormait là, et « J'vais t'le réveiller, moi, ça ça être vit' fait! En voilà des manières! », bloqua son geste en constatant qu'il s'agissait d'une parfaite inconnue et s'éloigna, s'excusant presque.
Certains faisaient un détour en apercevant l'étrange apparition. Ceux-là n'aimaient à coup sûr pas les surprises, ils louchaient en passant, gardaient la tête haute, voulant savoir sans voir!

Que croyez-vous qu'il se passe ensuite?

La dormeuse de la rue GodotOù les histoires vivent. Découvrez maintenant