Qui eut soudain l'idée? Je crois qu'il s'agissait de la demoiselle Cléry, la plus jeune. Elle installa au pied du lit un tapis rose et gris, ajoutant ainsi un accessoire à la chambre improvisée. Et ce geste en déclencha bien d'autres. Soudain, la rue Godot, prise d'une sorte de folie créatrice, se mit en quête d'objets et de meubles et créa autour du lit un véritable décor d'appartement. Une chaise, un vieux fauteuil au velours vert usé jusqu'à la corde, un porte-manteau, et même une pendule ancienne en état de fonctionnement, chacun ajoutait sa touche et transformait peu à peu le trottoir, puis la rue, en un grand appartement de fortune. Et celui-ci, tout disparate qu'il fût, finit par avoir un tel charme que bientôt un homme ne pût résister à l'envie de s'asseoir dans l'un des fauteuils. Mme Choplin, la dévouée au grand coeur qui élevait seule les enfants de sa sœur décédée, apporta des verres et des jus de fruits, une autre des petits gâteaux, un troisième un vin mousseux, et il n'était pas encore onze heures que tous étaient réunis au milieu du bric-à-brac, partageant une quelconque gourmandise avec ses voisins. L'on se racontait sa vie, se découvrait des affinités inattendues, échangeait des idées de lecture ou des souvenirs de vacances, comparait la situation et la configuration des appartements ou débattait des avantages et inconvénients de la vie parisienne. Au fil de la journée, de nouveaux voisins se joignaient à la fête, d'autres devaient partir à regret. Il régnait dans la rue une atmosphère douce, simple et conviviale. Lorsque vers six heures le ciel s'assombrit, l'on apporta des lampes et même quelques guirlandes lumineuses, quelques couvertures pour se réchauffer, puis des petits plats mitonnés, et la fête se poursuivit encore deux trois heures.
Personne ne sut quand la femme s'était éveillée et avait quitté le lit et la rue Godot. A un moment Marc, qui était rentré du travail et avait admiré la tournure qu'avait prise son idée, découvrit que le lit était vide et déjà froid! Ainsi nul ne saurait jamais qui était cette femme ni pourquoi son lit se trouvait là!
En revanche, la rue Godot ne fut plus jamais la même. De ce jour, il resta une grande entente et un esprit de solidarité bien rares dans une rue de capitale. Une communauté était née ce jour-là qui se manifesta tout au long des jours et des semaines et fut fêtée chaque année à la date anniversaire, créant ainsi une tradition qui devait rappeler à chaque habitant l'esprit de la rue. Chaque 24 avril, chacun sortait de sa maison un meuble ou un objet, reconstituant un décor hétéroclite, où il faisait bon se tenir, bavarder et rire autour d'un verre et de friandises.