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    La fillette avait onze ans trois quarts.
La précision était capitale, car ces trois quarts lui avaient valu la confiance de son père, ce matin-là, pour accomplir une mission de la plus haute importance.
La fillette retroussa donc ses manches en lambeaux avec un soupir et jeta une nouvelle pelletée de débris poussiéreux dans sa brouette.
— C’est trop lourd ! se plaignit son frère qui n’avait que huit ans.
Il charria maladroitement des gravats noircis et calcinés hors de leur maison. Un nuage de suie s’en éleva, l’enveloppa et le fit tousser.
— Attends, je vais t’aider ! lui dit la petite, lâchant sa pelle pour se précipiter.
— Pas la peine !
— Si. On doit s’entraider sinon on n’aura pas fini quand Baba rentrera !
Elle mit les poings sur les hanches et le toisa.
— Et moi, je te dis qu’on n’y arrivera jamais ! Tu es aveugle ou quoi ? s’exclama son jeune frère avec un grand geste pour lui montrer l’étendue des dégâts.
Les murs d’argile de leur maison, fissurés, noircis, tenaient par miracle. Le toit crevé béait sur un ciel aujourd’hui triste et plombé qui semblait porter le deuil de leur ville autrefois si belle.
Le soleil à demi caché derrière les toits défoncés de Rey créait des jeux d’ombre et de lumière insolites sur la pierre fracassée et le marbre fissuré. Çà et là, des décombres encore fumants rappelaient la tragédie qui avait frappé Rey quelques jours plus tôt.
La sœur, assombrie, reprit la parole :
— Si tu ne veux pas m’aider, ne reste pas dans mes jambes, file ! Moi, je continue. Il faut bien, on n’a pas le choix.
Et elle ramassa sa pelle.
Le petit garçon donna un coup de pied dans un caillou qui ricocha et roula jusqu’aux sandales d’un inconnu qui portait un capuchon et se tenait sur le seuil.
À sa vue, la fillette crispa les mains sur le manche de sa pelle et d’instinct se plaça devant son frère.
— Je peux vous aider ?
Sur ces mots, elle observa l’homme.
Son rida’ noir était brodé d’un fil d’or et d’argent. Le fourreau de son épée était finement gravé et délicatement incrusté de joyaux. Ses sandales étaient en cuir de veau de la plus belle qualité.
Un brigand ?
La petite, sur la défensive, se redressa.
— Puis-je vous aider, sahib ? reprit-elle.
Comme il gardait toujours le silence, elle brandit sa pelle, le cœur battant avec violence.
L’inconnu se décida à franchir le pas de la porte. Il rejeta son capuchon et leva les mains en signe de prière. Ses gestes étaient lents et avaient une grâce presque surnaturelle.
Un rai de lumière tomba sur lui et la fillette le vit mieux.
Il était plus jeune qu’elle ne l’aurait cru. Vingt ans. Ou peut-être moins. Son visage était très beau avec des pommettes marquées et une expression sévère. L’aspect de ses mains contrastait étrangement avec l’élégance et la beauté de toute sa personne. Celles-ci étaient rouges, abîmées et couvertes d’ampoules. C’étaient des mains de travailleur.
Ses yeux étaient dorés comme ceux d’un tigre qu’elle avait un jour vu sur une fresque. Mais las et sans plus de superbe…
— Excuse-moi, je ne voulais pas t’effrayer… murmura-t-il.
Il regarda autour de lui.
— J’aimerais parler à ton père. Est-il là ?
La fillette devint encore plus méfiante.
— Non. Il est parti acheter de quoi reconstruire notre maison.
L’inconnu hocha la tête.
— Et ta mère ?
La voix de son frère, toujours dans son dos, s’éleva :
— Maman est morte. Le toit est tombé sur elle pendant le gros orage. On n’a plus de maman, jeta-t-il d’un air de défi et avec une impétuosité bien de son âge.
L’inconnu se raidit et fixa le vide d’un air dur. Il laissa retomber ses mains, ferma les poings et regarda les deux enfants tour à tour avec un air énergique.
— Voulez-vous bien me prêter une pelle ?
— Tu es riche, pourquoi tu veux qu’on t’en prête une ? riposta le petit garçon, accusateur, qui s’approcha de lui en martelant chaque mot de son pas.
— Kamyar ! s’exclama sa sœur qui le rattrapa par l’ourlet de son qami déchiré.
L’inconnu s’accroupit devant lui.
— Tu t’appelles donc Kamyar ? lui demanda-t-il avec un léger sourire, une fois qu’il fut à sa hauteur.
Kamyar, subitement intimidé, ne répondit pas.
— Excusez-le… sahib, balbutia sa sœur. Excusez son insolence.
— Inutile ! J’aime l’insolence quand elle est sincère.
Il sourit plus franchement. Son visage aussitôt s’adoucit.
— C’est vrai, je m’appelle Kamyar ! s’exclama soudain le petit garçon. Et toi ?
— Khalid.
— Pourquoi tu veux une pelle, Khalid ? répéta Kamyar.
— Pour vous aider à déblayer votre maison.
— Mais pourquoi ?
— Parce que, à plusieurs, on va plus vite.
Kamyar hocha la tête gravement, mais il se figea comme s’il était frappé par une évidence.
— Ce n’est pas chez toi, alors pourquoi tu veux nous aider ?
— Parce que Rey, c’est chez moi. Rey, c’est chez vous. Si j’avais besoin d’aide, vous m’aideriez.
— Ça c’est vrai ! s’exclama Kamyar sans hésitation.
— Alors c’est décidé.
Khalid se releva.
— Tu acceptes de me prêter ta pelle, Kamyar ?
Jusqu’à la fin de l’après-midi, tous les trois déblayèrent la maison du bois carbonisé et des débris détrempés. La fillette avait refusé de donner son prénom au jeune homme et ne l’appelait pas autrement que sahib. En revanche, Kamyar traitait son nouvel ami comme une vieille connaissance et un allié.
Quand celui-ci leur donna du lavash et de l’eau, la petite porta les doigts à son sourcil pour le remercier. Et elle rougit lorsque le beau jeune homme l’imita en silence.
Bientôt, la nuit tomba. Kamyar se pelotonna dans un coin. Son menton tomba sur sa poitrine, ses yeux se fermèrent et, bientôt, il dormit profondément
L’inconnu disposa le bois qui n’avait pas été calciné et trempé près de la porte, puis il épousseta son rida’ poussiéreux et en remit le capuchon.
— Merci, murmura la fillette, consciente que c’était bien le moins.
Il la regarda et tira une petite bourse refermée par une cordelette en cuir de la poche de son manteau.
— Prends.
Elle secoua la tête.
— Non, sahib. Vous avez déjà été très généreux.
— Ce n’est rien. J’aimerais beaucoup que tu acceptes.
Le regard du jeune homme, las tout à l’heure, exprimait maintenant un épuisement extrême.
— S’il te plaît…
Au moment où il prononça ces mots, son visage logé dans la semi-pénombre où flottaient de fines particules de suie et de poussière révéla une souffrance incroyable.
Impressionnée, elle prit la bourse.
— Merci, murmura-t-il d’une voix ardente.
Comme si son aumône l’avait rendu plus riche.
— Je m’appelle Shiva, lui dit-elle enfin.
L’incrédulité se peignit sur les traits du bel inconnu. Ce ne fut que passager. À cette vive émotion céda l’impassibilité. Une espèce de sérénité.
— Bien sûr… murmura-t-il.
Il s’inclina et porta la main à son front, et la fillette, troublée, aussi. Quand elle releva la tête, il était déjà loin. Bientôt, il ne fut plus qu’une ombre se fondant dans une nuit plus sombre.

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captive [ tome 2 ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant