Chapitre 7

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Plusieurs mois se sont écoulés depuis la rentrée. J'ai su adopter un rythme de travail suffisant pour survivre à la pression de la faculté. Souvent, je m'endors de fatigue en cours, mais heureusement, Louane est là pour me réveiller. Nous avons pris l'habitude de nous entraider ou mieux, de travailler ensemble à la bibliothèque. Puisqu'elle est fermée aujourd'hui, Louane m'a proposée d'étudier chez elle. Je regarde à nouveau l'adresse qu'elle m'a donnée. Si mon sens de l'orientation est toujours aussi aiguisé, je devrais pouvoir y parvenir.

Je dois me rendre à l'évidence : les grandes villes n'ont rien en commun avec ma campagne natale. Toutes les rues se ressemblent, et ma mémoire refuse catégoriquement de retenir leurs noms. Je regrette de ne pas avoir Thalya avec moi : tout semblait si simple, lorsqu'elle m'a fait visiter le quartier. Je tourne plusieurs fois sur moi-même, murmurant tout bas :

- Rue des Lilas, Rue des Lilas...

Comme si elle pouvait apparaître devant moi. Mon téléphone m'indique 14h03. J'étais censée arriver à 14h. Je commence à paniquer. Ce n'est vraiment pas le bon moment pour une crise d'angoisse, alors j'essaie de me calmer. Mes doigts frôlent, au fond de ma poche, mes comprimés. Tout va bien. J'ai mon issue de secours. Des passants marchent à mes côtés sans m'accorder un regard. Si je n'étais pas aussi timide, j'irais immédiatement leur demander mon chemin. Mais rien que d'y penser, je sens l'angoisse resurgir. Ne jouons pas avec le feu. Je vais me débrouiller seule.

Le ciel de novembre est assombri par des nuages gris. Les températures frôlent la négation. Mes doigts sont engourdis, et malgré mon écharpe remontée jusqu'à mon nez, je suis transie de froid. Le téléphone, entre mes mains, tremble : c'est Louane qui m'appelle. En jetant un coup d'œil à l'heure, je me rends compte que mon errance a pris trente minutes de plus que nécessaire. Je décroche, en essayant d'empêcher mes dents de claquer.

- Oui ?

- Adélie ? Que fais-tu ? Tu n'as pas oublié que tu venais à la maison aujourd'hui ?

- Non, j'aurais été incapable d'oublier ça. C'est juste que...

J'explique en détail mon problème. Je m'attendais à l'entendre rire, mais c'est avec un ton très sérieux qu'elle me répond :

- Tu sais où se trouve la faculté, d'où tu es ?

- Oui, je suis passée devant, il y a quelques minutes.

- D'accord, fais demi-tour et reste devant la grille. Je viens te chercher.

- Tu n'as pas besoin de..

Louane a raccroché. Je me sens comme une enfant, qui doit retourner à l'accueil d'un magasin, parce qu'elle a perdu sa mère. En y repensant, mon amie avait l'air vraiment déterminée. Ça me touche qu'elle s'inquiète à ce point pour moi. Et je dois avouer que sans son aide, je n'ai aucune chance de trouver son appartement.

De retour devant la faculté, Louane me fait de grands signes. Je me dépêche de courir vers elle, avant de me jeter dans ses bras. Je crois que je n'ai jamais été aussi heureuse de la voir. J'en fais peut-être un peu trop, mais je suis rassurée de la savoir à côté de moi. Mon nouveau guide me rend mon étreinte, en riant.

- On dirait que tu reviens d'un long périple !

On se détache l'une de l'autre, avant de se mettre en route vers son appartement. Je marche près de Louane, comme de peur d'être perdue de nouveau. Le froid a rougi son visage et je m'en veux soudainement, de l'avoir forcée à sortir de chez elle. Quelques minutes plus tard, nous sommes arrivées devant l'immeuble en question. Et comme d'habitude, je n'ai rien retenu du trajet.


Louane laisse tomber son front contre la table, ce qui me fait sursauter.

- Je n'en peux plus... Quelle idée d'avoir choisi ce cursus !

- Ne dis pas ça, c'est la seule matière que tu n'aimes pas. Tout le reste te passionne. Il suffit juste de t'accrocher !

Elle relève la tête, et me fixe avec lassitude.

- Ça fait déjà trop longtemps que je m'accroche. J'aurais dû trouver un autre métier que juge ! A quel moment j'ai cru être capable d'y arriver ? se lamente-t-elle.

Je pose mon stylo, convaincue qu'il faut que j'intervienne sérieusement.

- Si tu abandonnes au moindre obstacle, peu importe le métier, tu ne risques pas d'y arriver. Honnêtement Louane, je ne te vois pas faire autre chose que ça. Et je pense que toi aussi. On doit être capable de se serrer les coudes, d'accord ? Dans un peu plus de quatre ans, nous serons diplômées et tous nos efforts auront payé.

Louane se relève. Elle semble avoir repris confiance, mais ce n'est toujours pas suffisant.

- Comment tu peux être aussi certaine que je vais réussir ? J'ai été acceptée parce que mon grand-père est le directeur ; sans ça, j'aurais dû réessayer l'année prochaine.

- Je le sais parce que tu as conscience de tes lacunes et pourtant, tu y es quand même allée. Quelle personne aurait fait ça, si elle n'avait pas de motivation ? Louane, tu as toutes tes chances. Crois-moi.

Je pose ma main sur son avant-bras pour appuyer mes paroles. Je prie pour avoir réussi à la convaincre.

Louane me fixe comme si j'avais parlé en russe. Alors que je m'attendais à ce qu'elle éclate de rire, elle se met à rougir. Je ne pensais pas qu'elle était aussi sensible aux compliments. Je reste bouchée bée, incapable d'ajouter quelque chose. La situation est d'autant plus embarrassante que je n'ose retire ma main posée sur son bras. Finalement, Louane brise le silence :

- C'est vraiment sympa de m'encourager. Merci.

Sa main vient se poser sur la mienne. Ses joues, encore rougies, se sont étirées pour dévoiler un magnifique sourire. Je dois le reconnaître, Louane est une superbe jeune femme. Je me demande encore comment nous avons pu devenir amies. Mais ça n'a plus d'importance maintenant. Elle a l'air vraiment reconnaissante, et je me sens fière d'avoir réussi à prendre la bonne décision. Nous nous remettons rapidement au travail, afin de finir le plus tôt possible.

Quelques heures plus tard, je suis de retour à l'appartement. Mon crâne menace d'exploser à tout moment. Lorsque je ferme les yeux, je visualise inconsciemment les articles de lois que j'ai travaillés pendant l'après-midi. La porte d'entrée s'ouvre, puis je laisse tomber mes affaires dans le canapé, avant de m'y laisser tomber aussi. Je pose mes mains froides sur mon visage. Le martèlement reprend de plus belle dans ma tête. Louane a raison : serons-nous seulement capables de survivre ? La quantité de travail est impressionnante. En quelques mois, j'ai appris les deux tiers du Code Civil. Et c'est loin d'être fini.

J'entends une porte se fermer, puis des pas venir jusqu'à moi. Lorsque je retire mes mains, j'aperçois Thalya, penchée au-dessus de moi. Je sursaute et manque de lui déboîter la machoire.

- Woh, on se calme ! Je m'assurais seulement que tu n'étais pas morte.

Son ton détaché m'avait presque manqué. Elle s'éloigne de moi pour aller chercher quelque chose dans le réfrigérateur. Une bière, sans doute.

- Il te reste de l'aspirine ? lui demandé-je.

- Je t'apporte ça.

Thalya vient ensuite s'assoir à côté de moi, et me tend un verre avec un comprimé effervescent à l'intérieur. Dans son autre main, elle tient une bouteille de bière. J'avais raison. C'est effrayant que je puisse la connaître aussi bien.

- Merci.

- T'as bu ?

Je manque de m'étouffer.

- Quoi ? Non ! Je suis allée travailler chez Louane. Et j'ai commencé à avoir mal au crâne, sur le chemin du retour.

- Une surdose de travail ! Ça ne risque pas de m'arriver, rigole-t-elle en avalant une gorgée.

Elle m'a enlevé les mots de la bouche, mais ça, je ne le dirai pas.

Au second étageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant