day 3

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«Oui, pourquoi pas. Je veux dire, il faut penser à certains aspects, type : poser les limites, mais ça me paraît être une très bonne idée, je dirais même géniale. »

Pendant qu'il me répond de façon énergique, il fait glisser ses doigts sur les touches du piano, jouant un air bien connu, que je n'arrive pas à nommer pour autant. Un air qui vous noue la gorge et qui vous fait ressentir un torrent d'émotions puissantes qui font trembler tout votre être. Je ne réponds pas. Une fois qu'il a fini, il se tourne vers moi. Me voyant fébrile il fronce les sourcils.

« Tout va bien ? »

Avant de dire oui je réfléchis à la question un moment, soit je lui rappelle que la notion d'aller bien ne s'applique pas à une personne mourante, soit je me contente de la jouer simple. Il semble comprendre mon hésitation et s'apprête à se rectifier, alors je hoche la tête avec un sourire. Parce que c'est la vérité, la seule raison pour laquelle il me pose la question est que j'ai été touchée par l'air joué et que ça se reflète sur mon visage, car il sait qu'en général je ne peux pas considérer aller bien. En conséquence de cause, je vais bien sur la partie concernée par la question.

«Alors ? »

Avant de comprendre sa remarque je prends un temps à me rappeler de quoi on parlait. Ah oui, vivre autant de choses possibles en deux mois.

« Alors quoi ?

-Eh bien, les limites ?

-Je me les fixerais au fur et à mesure. Enfin, tu vois quoi, si sur le moment je pense que ce n'est pas une bonne idée, alors je ne le ferais pas. D'autant plus que je serais bientôt incapable de me déplacer, ça réduit déjà à néant beaucoup de possibilités. »

Il se contente de hocher la tête et m'intime de le rejoindre sur le siège du piano, ce que je fais sans discuter. Ensuite il commence par les choses simples, comme naturellement chez lui, sans brusquerie, sans empressement, comme si le monde était dur et qu'on avait un de ces moments pour le rendre doux. Ses doigts glissent et les miens appuient, ses mains sont fluides les miennes maladroites, et je me dis que si le monde va a ce rythme, demain les oiseaux chanteront, le ciel sera bleu, la bise nous caressera la peau et l'eau sera calme. Je ne sais même pas ce que je joue, mais je sais que j'aime jouer, que j'apprends vite et que ce moment ne s'arrête pas. Pendant que je me concentre sur les touches, il se lève doucement, je ne bronche pas. Je me rends compte de son absence par le froid qui s'empare de mon côté droit quelques minutes plus tard, quand il commence déjà à revenir deux tasses en main. Il a un sourire doux collé aux lèvres.

« A ce rythme là, dans deux semaines, tu joueras Tiersen, dit il la voix aussi douce que la musique qu'il créé. »

Je lui souris en attrapant la tasse qu'il me tend. Mon cœur se serre, et mon sourire disparaît. Je n'y peux rien, c'est naturel, je n'arrive pas à apprécier quoi que ce soit. Si je dis à mes parents que j'apprends très bien le piano, ou bien même si je leur montre, une chose de plus leur manquera. Une chose de plus qui s'éteindra avec moi. C'est une pensée insupportable. Si je m'écoutais je resterais dans ma chambre à attendre la mort sans rencontrer personne, sans rien apprendre ni rien faire. Plus j'ai de livres, plus ils en auront à jeter ou à emballer, plus j'apprends de choses, plus ces choses meurent avec moi, je ne veux pas que quoi que ce soit meurt avec moi. C'est comme être l'assassin non seulement de sa propre famille mais aussi de ses propres pensées, de sa propre âme, et bien avant sa mort. La main rugueuse de Jeremy vient se poser sur les miennes qui s'entortillent et se serrent, me réveillant de mes pensées morbides. Il sépare mes mains avec tendresse, et je me rends compte que j'étais en train de m'enfoncer les ongles dans la peau pour faire mal et m'empêcher de pleurer. J'en suis presque honteuse, mais ses yeux ne portent aucun jugement. Ils sont dénués de tout sentiment négatif. Il me fait signe de me lever et me serre dans ses bras. Pas le câlin que je reçois tous les jours de tout le monde, le câlin que mes parents et amis me donnent parce qu'ils veulent me serrer assez fort pour remplacer tous les câlins qu'ils ne pourront plus me faire ensuite. Non, ce câlin c'est le câlin que l'on fait sur le moment, à quelqu'un qui est triste, pour lui dire que ça ira mieux. Ca n'ira pas mieux pour moi, et pourtant, il me fait quand même ce câlin, comme l'apport d'espoir dont j'ai besoin. J'essuie ma larme et remue légèrement signe qu'il doit me lâcher. Tout en douceur, et naturellement. Comme tous les câlins que l'on fait aux gens qui ne vont pas mourir.

the world of a dying womanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant