— Je ne sais pas si tu es au courant, mais le volume de notre ballon d'eau chaude n'a pas changé depuis notre arrivée. Isa, tu comptes être en retard pour ton premier jour de travail ?
Le hurlement de Sacha à travers la porte de la salle de bains s'invite au moment où je suis transportée par les biens faits naturels de l'eau bouillante qui imprègne la moindre parcelle de ma peau. Devant ce rappel à l'ordre brutal, je me pétrifie, laissant la pomme de douche maintenue par ma main ridée diriger son jet uniquement vers ma poitrine. Ce simple retour à la réalité suffit pour que des bombardements remplacent aussitôt les battements calmes et réguliers de mon cœur et pousse mes pensées à dériver sur ma future journée.
Je suis terrifiée, complètement. L'idée même de rencontrer mes futurs collègues et de m'engager dans une voie inédite me glace le sang. Après les épreuves que j'ai traversées, mon indéniable réserve est devenue sans aucun doute mon ennemi le plus redoutable. Je n'apprécie guère de m'attarder à étaler ma vie privée, ce qui me donne souvent l'air froid et individualiste. Mais malgré cela, je dois être forte, passer outre mes angoisses, m'intégrer, et surtout ne plus penser au passé. Mais comment convaincre des inconnus que les apparences ne reflètent pas toujours la vraie nature d'une personne quand celleci se protège trop ? Je vais visiblement devoir faire un effort considérable si je veux réellement me projeter dans cette nouvelle vie et me faire des amis.
J'appréhende cette journée depuis le jour de notre emménagement, une semaine entière à me noyer de questions, et ce jour-là est arrivé. L'enjeu est d'une importance capitale pour moi et certainement décisif. Je vais pouvoir me réparer, cicatriser les blessures encore douloureuses et persévérantes. Mais ma plus grosse bataille se trouve dans la création même d'une nouvelle trajectoire dont tous les morceaux restent à acquérir. À mon plus grand soulagement, Sacha est là pour me rassurer, me réconforter, comme toujours. Je m'empresse de tourner les têtes du robinet d'un mouvement synchronisé et de lui répondre avant qu'il ne prenne l'initiative d'entrer et me sortir de force de cette pièce.
— Je me dépêche !
Sacha a raison, perdre du temps à se tourmenter l'esprit ne sert à rien et ne me mènera nulle part. Dans ce sursaut de lucidité, j'attrape ma serviette rouge et me sèche vigoureusement, déterminée dans cette volonté de reconstruction, tout en me répétant de garder confiance. En passant dans ma chambre encore débordante de cartons contenant pour la plupart des chaussures, enveloppée de ma courte serviette et les cheveux trempés ondulant le long de mon dos, mon regard s'arrête sur la vue exceptionnelle qu'il m'est permis d'admirer au travers de ma fenêtre en bois usé. J'ai plaisir à contempler toute cette verdure, chaque matin depuis mon arrivée. Moi qui d'ordinaire n'avais pour vision que le gris oppressant des immeubles parisiens, j'ai là, devant moi, une agréable clarté, un ciel dégagé, une forêt à proximité et des vols d'oiseaux. Cette vision-là m'encourage à accepter le changement, accepter mon départ et accepter de m'ouvrir à ce nouveau monde. Le village typiquement campagnard et entouré de champs s'expose au vent et à la fraîcheur de l'aube, cette fine couche blanchâtre qui recouvre les sols laisse présager un air assez glacial pour ce matin de début mai. J'opte rapidement pour une veste noire fourrée bien épaisse sur une tenue assez classique, une jupe volante de la même couleur et un chemisier mauve à manches courtes qui s'adaptera parfaitement à ma chevelure brune et la couleur verte de mes yeux. Je sèche brièvement mes longues anglaises désordonnées et m'active à fouiller le premier carton venu afin de dénicher la paire de chaussures idéale. Même si je ne suis pas le genre de fille à faire exagérément attention à son apparence, j'accorde quand même une importance toute particulière à mes pieds ; cette fascination est inédite dans la famille et vraisemblablement inexplicable.
Je finis par trouver des ballerines noires tout à fait classiques qui m'aideront bien entendu à rester debout jusqu'à ce soir sans avoir mal aux pieds. Je les enfile avec fierté et le sourire aux lèvres en repensant à la fois où j'ai fait l'erreur de mettre des escarpins à talons lors d'une journée de travail, j'avais horriblement souffert, au point d'en pleurer presque.
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Si toi non plus
RomanceÀ vingt-trois ans, Isabelle ne croit plus en l'avenir. Quitter sa ville natale résonne pour elle comme le dernier espoir de s'en sortir et de se créer une nouvelle trajectoire ; trouver la raison de son existence. Sa rencontre avec Patrick, homme my...