La barrière entre ce monde et le mien

Prologue

18 heures. Le ciel était toujours bleu. Le vent soufflait, mais ne pouvait masquer la chaleur aveuglante. Deux paires de jambes. L'une aux baskets grises, lacets noirs et collants foncés. L'autre aux chaussures de l'école, pantalon uniforme. L'une bloquée, presque tournée, stoppée dans son élan. L'autre vacillante, ne tenant pas sur place.

"Tu rentres seule, aujourd'hui ?
-Oui, comme toujours.
-Nous habitons dans des quartiers voisins, il me semble ?"

Ce jour-ci, malgré la chaleur aveuglante, je pouvais sentir le claquement du froid glacial contre mes jambes nues.

Une gare. Une foule certaine. Deux adolescents, 16 ans, ou 17. L'une est calme, regard dans le vide, petite moue. L'autre est souriant, serein et impassible, imperturbable. Regard tout aussi vide.

"Pourquoi rentrer spécialement avec moi ?
-Tout le monde se ressemble. Toi, tu portes un pull vert par dessus ta chemise.
-Ça n'a aucun sens. Je pourrais être une mauvaise personne, c'est juste stupide.
-J'ai le bon oeil pour tout ceci, je te le promets."

J'aurais aimé avoir le bon oeil pour tout éviter, moi aussi.

Une rue. Bondée de gens. Le ciel est gris. Il fait froid. Un froid typique d'hiver. Un stand de nourriture. Deux amis attendent. L'un a commandé une crêpe à la fraise, l'autre une gaufre au chocolat.

"Parfois, je me demande si les personnes à ce stand sont vraiment humaines.
-Encore une fois, ce n'est pas une plaisanterie ?
-Non, pourquoi ?
-J'ai toujours l'impression que tu es au delà de tout, comme si tu connaissais un secret qui rendait impossible pour nous d'avoir la même vision du monde.
-Peut-être que tu n'as pas tort."

Mais maintenant, je ne pouvais plus manger de crêpe, sans être assaillie par ce pincement au coeur.

Un boulevard. Haut trafic. Deux êtres marchent doucement, imperturbés par la vitesse des voitures.

"Les lacets noirs, c'est trop simple à mon avis. Tu devrais changer de couleur, les accorder avec le reste. Même si c'est du détail.
-Si c'est du détail, alors pourquoi tu t'y intéresses ? Peut-être en violet, comme l'uniforme.
-Ça ne fait pas assez singulier, l'uniforme est porté par tout le monde. Vert poire.
-C'est si important que ça ? Tu es tellement bizarre...
-Je suppose."

Je n'avais pas compris que tu étais aussi normal que tous les autres, ni que tout ceci n'était qu'une mascarade.

Une longue ruelle, peu de voitures. Le ciel est bleu, le soleil aveuglant. L'ambiance est à la fois paisible, agréable et oppressante. Un ciel d'été. Deux bruits de pas, coordonnés, mais distincts.

"J'ai rêvé, hier soir.
-Quel rêve ?
-Le monde dans le futur. Tout était gris, plus aucune couleur, plus une forme de vie, à part les humains. Le monde était sur le point de disparaître.
-C'est vraiment négatif.
-Tu veux que je te dise un secret ?
-Je t'écoute.
-C'était très probablement un présage."

Ce secret n'était que le premier au dessus d'une montagne de mensonges.

Un lotissement. Vide. Un chat roux dort, caressé par les rayons chauds. Il prend peur en entendant deux lycéens passer devant lui, tenter de l'amadouer. Échec.

"D'ailleurs, je ne te l'ai pas dit, mais j'ai rompu avec mon copain.
-Pourquoi ?
-C'était une relation vide. Je n'étais pas satisfaite. J'ai préféré y mettre un terme avant que l'un de nous ne finisse par être blessé.
-C'est dommage... Est-ce que ça serait correct que je sois désolé ?"

Pourtant, alors que tu compatissais, j'avais clairement ressenti une pointe de victoire dans tes yeux, de la joie dans ta voix.

Une maison. De taille moyenne. La porte est sur une terrasse, il faut grimper des escaliers pour la trouver. Deux amis fatigués de ce long voyage, de ces discussions qui ne se tarissaient jamais, font une pause.

"Tu sais, j'ai un autre secret à partager.
-Lequel ?
-Je veux mourir."

Une lycéenne, 16 ou 17 ans. Veste verte, uniforme. Jupe magenta à carreaux. Collants noirs, baskets grises. Lacets verts. Seule.
Elle ouvre la porte, la referme immédiatement après être entrée. Il ne reste plus que le son des cigales.

Le son de ta voix. Je ne m'en rappelai plus.