Le dernier livre

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12 octobre 2017

Le ciel était gris, l'air humide, le vent froid.

La ligne d'horizon n'existait que grâce aux toitures colorées des échoppes qui s'alignaient avec désordre dans la petite rue secondaire.

Une pluie drue battait le pavé aussi gris que les nuages. Les uns se confondaient dans l'autre. Le monde paraissait être un cylindre cendré.

Sous une pergola en bois qui pleurait à mesure que le ciel déversait ses eaux sur sa carcasse, elle attendait.

Un verre de vin blanc se battait en duel contre un whisky ambré, avec pour spectateurs muets deux livres abimés, un paquet de cigarettes et un Zippo.

Les gens couraient, capuches rabattues ou manteaux jetés précipitamment sur la tête pour les plus malchanceux. D'un groupe de jeunes provenaient d'agaçants piaillements suraigus qui l'exaspéraient. "Arrête !" glapissait la fille du groupe dès qu'un de ses amis marchait dans une flaque exprès et que ses pauvres mollets s'en retrouvaient trempés.

Jade posa sur eux un regard empli de lassitude et ne put s'empêcher de faire claquer sa langue. Qu'ils étaient exécrables, à hurler à la moindre goutte d'eau sur leurs corps.

Elle porta son verre de vin - victoire pour ce dernier - à ses lèvres recouvertes d'un rouge vif et but une longue gorgée. Elle garda le verre entre ses doigts trop fins et trop pâles. D'un mouvement fatigué, elle fit tourner le liquide nacré, regardant les tourbillons se former à mesure qu'elle accélérait.

Elle finit par le reposer et posa son regard sur le whisky. Elle ignorait pourquoi elle l'avait commandé au gentil serveur brun qui s'était faufilé jusqu'à elle avec difficultés. Etait-ce pour quelqu'un ? Etait-ce pour elle ? Elle n'avait jamais réellement appréciait le whisky, si tant est qu'elle n'en avait gouté qu'une seule fois. Devait-elle réellement se baser sur cette seule expérience pour le reste de sa vie ?

La pluie redoubla d'intensité, la rue se recouvrit d'un épais filet continu de flotte. Les mitraillettes des cieux faisaient feu, et sans états d'âme.

Des gens couraient, encore, certains avisèrent la terrasse du café où elle siégeait et songèrent que cela ferait un bon abri. Ils s'y précipitèrent en faisant gargouiller les flaques qu'ils écrasaient sur leur passage.

Elle les observa, désabusée, et acheva de vider son verre de vin. Elle aimait le vin, et particulièrement le blanc. Elle en prenait tout le temps. Dès qu'elle quittait l'université, elle allait en prendre un dans un café avec terrasse. Dans son appartement, elle en buvait plusieurs verres chaque soir. Quelques fois, elle optait pour un rouge. Un grand cru. Le vin l'enivrait suffisamment pour qu'elle s'efface de sa tragique réalité. C'était agréable. Et, jusqu'alors, cela suffisait.

Les choses avaient changé.

Elle venait de finir le dernier livre.

Ils s'entassaient sur les sièges, sur la terrasse, à l'entrée du café. Ils fumaient, recrachaient leur fumée au-dessus de leurs têtes. L'air devenait irrespirable.

Elle contempla l'homme qui roulait sa cigarette, à sa droite. Elle se concentra sur son geste. Ses mains tremblaient. Le froid ? Peu probable. Elle opta pour le manque d'expérience. Il était seul, à première vue, mais la seconde tasse qui faisait face à son café l'informa qu'il était avec quelqu'un.

Le tabac chuta de la feuille et fut aussitôt emporté par le courant de l'eau qui bondissait joyeusement dans le caniveau. Il pesta, lâcha une volée de jurons grossiers qui tirèrent un sourire à Jade.

Finalement, après qu'il eut raté sa deuxième cigarette, elle décida de lui venir en aide.

- Donne, je vais la rouler.

Le tutoiement lui était venu naturellement. Elle l'avait observé, ses traits étaient doux, au contraire des siens. Il devait avoir dans la vingtaine, vingt-cinq tout au plus. Son blouson de cuir s'accordait avec sa barbe, ses yeux étaient ceux d'un ours. D'un ourson, se corrigea-t-elle quand il la fixa.

- Volontiers. Merci. Je ne sais pas le faire.

Elle ne dit rien, se contenta de faire ce qu'elle lui avait affirmer pouvoir faire. Le tabac crépita à l'intérieur de la feuille.

Elle la tapota brièvement sur la table en fer puis la lui rendit. Il lui sourit, elle lui proposa son briquet. Il accepta, poussa un sifflement admiratif quand il eut en main le Zippo gravé sur mesure. Puis il fit jaillir la flamme et tira sa première taffe avant de lui rendre son briquet.

- Jade ? s'exclama une voix féminine qui ne lui était pas inconnue.

Elle se retourna et fixa la jeune femme qui revenait de l'intérieur du café. Elle l'observa s'asseoir en face de l'homme aux yeux d'ourson puis tâcha de se souvenir d'elle. Marie. Cours de littérature étrangère, amphithéâtre B. Troisième rangée en partant du haut.

- Marie.

- Que fais-tu ici ?

- Vous vous connaissez ? intervint l'homme en laissant son regard courir de l'une à l'autre.

- Oui, nous avons cours ensemble, lui répondit Marie.

Jade se sentait oppressée.

C'était le dernier livre. Elle venait de le finir. Et il n'y avait plus qu'une bouteille et demie de vin dans son appartement.

Elle considéra le visage de la fille. Ce n'était pas son amie.

Elle alluma une cigarette et se délecta du regard admiratif que l'homme jetait à son Zippo. Héritage. Tout comme la bibliothèque. Et la cave.

- Que fais-tu ici ? répéta Marie.

Sa voix était maintenant dotée d'inflexions maternelles qui lui filaient la nausée.

- Je pars.

Sa réponse était aussi brève que glaciale. Son ton était coupant. La douceur qu'avait son visage quand elle était seule avait disparu au contact des autres. Ses traits s'étaient durcis. Ses joues creusées accentuaient l'effet. Ses cheveux noirs et bouclés gonflaient son visage. Ses sourcils épais n'avaient pas bougé, mais une ride de contrariété palpitait entre ceux-ci.

Marie lui adressait un sourire empli de candeur et l'homme continuait d'observer cet échange, muet. Il en avait oublié sa cigarette, qui pendait à ses lèvres et qui était morte.

Jade rangea ses livres dans son sac en toile grise puis avisa la cigarette éteinte du compagnon de Marie, et eut pitié d'elle. D'un geste exaspéré, elle actionna son briquet et regarda, le temps d'une seconde à peine, l'unique flamme lécher la clope. Jade s'éteignait d'ennui, le tabac s'animait de braises.

La pluie avait cessé. Le crachin perlait sur ses cheveux maintenant qu'elle n'était plus protégée. Les gens pesaient le pour et le contre, hésitaient à repartir. Ils bouchaient la rue, l'entrée du café.

Elle vida son verre de whisky.

Le feu qui embrasa ses poumons la réveilla brutalement. Ses yeux se firent narquois quand elle rangea son Zippo, puis, alors que Marie lui lançait gentiment un immonde « à demain, Jade, rentre bien ! », elle disparut dans une ruelle humide de pluie et de pisse.

Gris-nuagesWhere stories live. Discover now