La première vague

24 1 0
                                    


L'appartement qu'elle occupait était un appartement haussmannien splendide. Elle ne s'y sentait pas chez elle. Il n'était pas elle, même si l'héritage disait le contraire depuis deux ans et demi. C'était celui de son père. Elle n'y avait même pas grandi. Elle n'y avait même pas passé ses vacances. En réalité, le jour de son emménagement, elle avait découvert cet endroit. Sa chambre n'était même pas décorée. Son paternel s'était résigné à l'abandonner, elle, mais avait gardé la chambre intacte.

Il avait toujours été un idiot, quand il s'agissait d'être un père.

Elle fit tomber ses clés dans le cendrier, abandonna son manteau sur une patère en métal et laissa ses chaussures près de la porte.

Le parquet grinçait, un courant d'air faisait s'agiter doucement les rideaux. Les plantes étaient mortes depuis longtemps. Des mouches voletaient autour de l'un des pots. Il faudrait le jeter.

Elle se dirigea dans la cuisine, s'empara d'un immense verre à pied et le remplit entièrement de vin rouge. Son verre à la main, elle hésita. Les murs de l'appartement étaient recouverts de livres. De haut en bas. On ne distinguait même plus le mur, dans aucune des pièces, exceptée sa chambre.

Distraitement, elle fit courir ses doigts sur les tranches des livres. Elle les avait tous lus. C'était ce qu'elle s'était dit. Tous les lire, et puis après... Et puis après, c'était maintenant.

Il lui manquait.

Comme elle n'avait pas à errer dans les rayonnages pour dénicher un livre qu'elle n'aurait pas encore lu, Jade se surprit à songer à lui.

Il lui manquait.

Brusquement, la vague la submergea.

Elle vida son verre en faisant de grosses gorgées et, comme c'était encore là, elle fouilla dans le bureau de son géniteur.

Le whisky remplit à moitié le verre. Elle l'avala aussitôt.

La brulure atténua la vague. L'écume se fit mousseuse, l'océan reflua loin du rivage. Comme avant un tsunami.

Elle posa son verre. Quand elle senti les éclats de verre s'enfoncer dans la plante de son pied, elle réalisa qu'elle l'avait laissé tomber.

La solitude, elle s'y était faite. Parce qu'elle ne l'avait pas vue. Elle vivait, depuis trois ans, dans les livres. Chaque jour elle lisait, chaque jour elle s'appropriait la réalité d'un écrivain, une réalité qui n'était pas la sienne. Et la vérité se trouvait là. En lisant, elle fuyait. Sa vie, son existence.

La vie était une chute continue.

Il lui manquait.

Elle parcourut l'immense appartement pour rejoindre sa chambre. Si les autres pièces croulaient sous les livres et les objets, sa chambre était vide. Un lit était collé contre la fenêtre. Un unique poster décoré les murs. Une armoire au miroir brisé trônait pathétiquement dans le coin opposé.

Elle tapota de son pied nu et taché de sang le parquet, cherchant la latte branlante. La fameuse latte. Quand elle eut entendu le craquement familier, elle fit pression à l'opposé et s'empara du sachet de comprimés.

Il lui manquait.

L'océan avait reculé bien trop loin ; il y avait trop de sable mis à nu.

Alors elle s'approcha de la jetée qui surplombait cette étendue de sable qu'elle avait tant redoutée tout au long de sa vie et elle la contempla.

Elle réfléchit. Elle se rappela. Elle se rappela ses lèvres sur sa joue, son front, ses mains nouées aux siennes. Elle se souvint des soirées qu'ils avaient passées à s'écouter l'un l'autre disserter sur la vie et sur la mort et sur l'hamburger. Elle se remémora son rire, son sourire, son odeur, la manière dont il dansait quand elle mettait un vinyle. Elle sourit en se rappelant leurs moments d'enfants, puis les larmes vinrent quand elle se souvint du dernier instant qu'ils avaient partagé ; il avait été acide à cause de la colère qu'ils entretenaient l'un pour l'autre ; il avait été doux, car ils s'aimaient à s'en faire crever ; il avait été violent, comme si chacun se doutait qu'il ne reverrait plus l'autre.

La douleur se fit sourde. La mer gronda.

Jade voulut reculer, mais elle était fixée au bois de la jetée. La panique se mua en un cri muet. Elle hurla en silence et sentit des larmes sèches dévaler ses joues.

Il lui manquait.

Et elle avait fini la bibliothèque de son père. Elle avait lu chaque livre, et il lui avait fallu trois ans pour accomplir cette tache à laquelle elle s'était elle-même attelée.

Elle repartit se servir un verre de whisky, trainant dans sa poche son sachet d'ecstasy.

Peut-être devait-elle dire adieu. Mais quand ? Aujourd'hui n'était pas un bon jour, mais demain ? Reculer l'échéance qu'elle s'était fixée ne résoudrait rien.

Devait-elle se défaire de cette échéance ? Au final, cette ligne invisible qu'elle s'apprêtait à franchir, c'était là sa vie. Depuis trois ans, elle ne faisait qu'inspirer, expirer. Elle avait avancé jusqu'à la ligne rouge car c'était la ligne rouge qui la poussait à respirer.

Jade vida son verre puis le jeta à terre. Les éclats jaillirent, le cristal explosa, un filet de sang s'écoula de son tibia.

La mer léchait le sable mais se faisait douce. Apaisée. Elle réalisa que le banc de sable avait été remplacé par une barrière de flammes. Elle gonfla ses poumons et hurla son cri de désespoir à l'océan ; seul le clapotis des vagues lui répondit. 

Gris-nuagesWhere stories live. Discover now