Chapitre VII : US-1 Washington DC - Shad

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Nous sommes sur le point de quitter la ville. Sam s'est tue depuis quelques instants déjà. Comme je ne suis pas du genre à combler les silences pesants, je ne dis rien.

J'entre les coordonnées de notre prochaine destination sur le GPS de mon téléphone. "Notre destination", je ne suis pas encore sûr de me faire à l'idée de partager ma solitude routière avec quelqu'un. À vrai dire, je ne pense pas réaliser vraiment pour l'instant. Et après tout, ce n'est que jusqu'à Savannah.

Ma copilote sirote son café qui doit sans doute être froid maintenant. En démarrant, j'ai remarqué du coin de l'œil qu'elle m'observait. Comme si elle me jaugeait. Désormais, elle semble perdue dans la contemplation du paysage.

68 kilomètres nous séparent de Washington. Nous traversons quelques bois. Surtout beaucoup de banlieues. J'ai beau avoir vécu toute ma vie dans ce pays, ces villes qui se ressemblent toutes, je ne parviens pas à m'y faire. Parfois, on tombe sur une perle égarée au milieu de nulle part. Mais ces cités qui paraissent ne pas avoir d'âme, rien ne me semble plus déprimant.

Le Van avale des kilomètres de bitume avant que la chieuse aux yeux caraïbes ne décide à me parler à nouveau.

- Pourquoi tu ne prends pas l'autoroute au fait ? Ça serait plus rapide, non ?

C'est amusant, dès qu'elle l'ouvre j'ai envie de me marrer. Elle va vraiment finir par croire que je me fous d'elle et je ne sais pas du tout pourquoi j'ai cette réaction.

- Ce n'est pas une course de vitesse. Sur l'autoroute, il n'y a rien d'intéressant à voir. En prenant les routes secondaires, je m'arrête quand je repère quelque chose que j'aimerais photographier.

Elle regarde autour d'elle la zone commerciale qu'on est en train de traverser.

- Je serais curieuse de voir tes clichés. Une succession de Taco Bell ? À moins que ton truc, ça soit plus les Wendy's.

Elle éclate de rire et plaque la main sur sa bouche comme si elle n'en avait pas l'habitude. Son sourire persiste, dévoile deux fossettes au creux de ses joues.

Bordel, mais regarde ta route Shad ! Quand je disais que j'allais finir par le regretter. Si j'emplafonne le Van dans un mur à cause de ce sourire, c'est assurément ce qui va se passer.

À quelques kilomètres de notre destination, elle se tourne vers moi. Ça sent l'interrogatoire. Après tout, je lui ai demandé de se confier pourquoi ne m'obligerait-elle pas à être honnête à mon tour ?

- Alors Shad, tu viens d'où ?

Elle appuie sur mon prénom comme si c'était une blague. Ses fossettes se creusent à nouveau.

- Chicago. Enfin, mes parents naviguent entre New York et Chicago, mais c'est dans cette ville que j'ai passé toute ma vie.

- J'avais raison. Un richard du nord. Je ne me trompe jamais.

Je ne vais pas le nier. Ça ne sert à rien. Même si mon père m'a sans doute déshérité à l'heure qu'il est, sans ma grand-mère, pleine aux as elle aussi, je ne serais pas dans ce Van. Sur cette route. Je hausse les épaules en accrochant ce putain de regard. Une couleur comme ça, on ne la trouve pas dans la nature.

- Tu as quel âge ? Tu ne fais pas d'étude ?

La rafale de question me fait sourire. Mais ses interrogations ne me dérangent pas. On effleure à peine la surface de celui que je suis, et ça me convient parfaitement.

- J'ai 26 ans. Je suis diplômé de Columbia Business School.

- Columbia, hein ? Fils à papa.

Encore une fois, je hausse les épaules. Elle a raison. Ce ne sont pas mes seuls résultats scolaires qui m'ont permis d'intégrer Columbia. Je me sens assez mal face à Sam. Elle n'aura sans doute jamais les moyens d'entrer dans une université d'état et les thunes de ma famille m'ont payé l'Ivy League. Rien que ça. Et à 18 ans, ça ne m'a fait ni chaud ni froid. Connard prétentieux.

Elle semble vouloir en demander plus, mais se ravise. Peut-être que creuser trop en profondeur serait trop dangereux pour elle aussi. Car je sais qu'elle ne m'a certainement pas tout dit. Quand on croise un étranger, même si on est prêt à faire la route avec lui, on ne lui confie pas sa vie. Je ne l'aurais pas fait à sa place. Je ne le ferai pas d'ailleurs. Hors de question de replonger dans cette merde. D'y entraîner Sam, même si je ne la connais pas.

Les conneries de Keith, mon soi-disant meilleur pote, sont bien trop sombres pour que je les partage avec qui que ce soit. Ce qu'il a fait à cette escort-girl dans mon propre appartement a bien failli me faire sombrer dans un enfer dont j'aurais pu ne pas me sortir. Je n'embarquerai personne dans mes souvenirs morbides. Ni dans ceux de cette nuit-là ni dans tous les autres que je collectionne.

Après encore quelques minutes, je me stationne à quelques mètres du Holy Rood Cemetery. Un ancien cimetière appartenant désormais à l'université Georgetown. Plus personne n'y a été enterré depuis plus de vingt ans et la plupart des tombes sont totalement à l'abandon.

Ça peut paraître glauque, mais j'adore photographier de vieilles sépultures. Toutes ces personnes chaudement pleurées, et quelques années plus tard complètement délaissées. Ça pourrait être flippant. On ne laisse presque rien sur Terre en la quittant. Personnellement, je voudrais être sûr que toutes les merdes que j'abandonnerai derrière moi seront oubliées.

Je vérifie une dernière fois les indications concernant le lieu. C'est une visite assez simple. Pas de toit qui pourrait s'écrouler ou de plancher qui pourrait s'affaisser. Pas d'amiante ou autre invention brillante de l'homme pour nous faire crever un peu plus vite.

Danger ou pas, je n'emmène jamais personne en exploration. Je me retourne donc vers Sam que je surprends les yeux dans le vague, plongée dans la contemplation des stèles qu'on aperçoit depuis le Van.

- Sam, je ne devrais pas être très long, ok. Attends-moi, ici. Je laisse les clés sur le contact.

Elle m'écoute à peine. Agite la tête en signe d'assentiment. Une seconde, l'idée m'effleure qu'elle pourrait se barrer avec ce qui me sert de maison depuis un mois. Bizarrement, cette idée me fait rire. Je l'imagine mal en train d'essayer de voler le Van. J'espère juste que l'avenir me donnera raison.

Je claque la porte latérale puis commence à me diriger vers l'entrée d'Holy Rood. Il fait un temps magnifique et la lumière sur le site est incroyable. Comme si elle était différente dans ce lieu.

J'ai presque atteint le cimetière quand j'entends une portière se refermer derrière moi. Je me retourne pour voir Sam arriver les mains dans les poches de son jean, un petit sourire aux lèvres.

- Tu m'as pris pour ton clébard ? Tu pensais que j'allais patienter bien sagement.

Je lui attrape le poignet et la tourne vers moi. Elle me vrille de ce regard qui, je le sais déjà, me fera flancher. Hausse les sourcils en attendant de voir ce que je vais dire. Je ne dis rien. À chaque fois qu'elle plante ses iris couleur caraïbes dans mes yeux bleus, la sensation est la même. Alors je me tais. 

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