Chapitre XX : Congaree National Park - Shad

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Je n'ai pas essayé de suivre Sam sur le sentier. Je crois que j'ai suffisamment déconné aujourd'hui pour toute une vie. Comme si je n'avais pas assez de casseroles à traîner.

Son envie que je lui foute la paix était déjà parfaitement claire hier à Pinehurst. Il a fallu que je m'obstine. Que je creuse la brèche qu'elle avait ouverte avec ce dessin. Que je m'immisce dans ce qui ne me concernait pas. Comme un putain de chevalier servant à la con. Tout ce que je ne suis pas, inutile de se leurrer.

Sam a raison. Je fais de l'ingérence. Cette fille me perturbe bien plus que je ne l'avais imaginé jusqu'à présent.

C'est pour cette raison que j'ai préféré la regarder disparaître dans la végétation luxuriante du parc plutôt que de lui courir après. Je lui dois bien ce moment en tête à tête avec elle-même.

Un instant de solitude qui aurait pu m'être bénéfique à moi aussi. Sauf que je suis incapable de réfléchir correctement. La scène tourne en boucle dans ma tête. La réaction incompréhensible de Sam. La mienne.

Surtout, je me repasse sans cesse cet instinct qui m'a conduit à claquer une somme considérable dans cette boutique d'Aberdeen. Impossible de me souvenir la dernière fois que j'ai offert un cadeau désintéressé à quelqu'un. J'ai acheté un tas de trucs à Keith, mais c'est incomparable. Seule cette espèce d'amitié malsaine, cette influence néfaste qu'il avait sur moi, m'incitait à agir.

Sam me pousse involontairement à dépasser mes propres limites. Celles que je me suis imposées. Certainement de peur de retomber violemment dans mes penchants les plus inavouables.

Quand je la regarde, j'ai l'impression qu'une minuscule part de moi se reflète en elle. Ce côté rebelle et indomptable. Wild and free.

Sans aucun doute la raison qui me guide à faire tout ça pour elle. Il ne peut en exister aucune autre.

Assis un instant à l'endroit où l'on a mangé, avant que tout ne parte en vrille, je finis par me réfugier sur le pas de la porte coulissante du Van. Il fait trop chaud, Sam n'a pas emporté assez d'eau et elle va cuire sous le soleil.

Putain, mais où est-elle ?

De piquante, la chaleur s'adoucit au fur et à mesure que l'astre du jour entame sa descente. Le temps passe, les heures défilent. Ma concentration s'amenuise et mon inquiétude flambe. Se transforme en angoisse.

Impossible de ne pas me sentir responsable. Si je ne m'étais pas trouvé sur sa route, Sam ne serait pas perdue au milieu d'un parc national à l'heure qu'il est. Même mon subconscient qui tente de me faire entendre que sa situation actuelle serait peut-être pire sans moi, ne m'apaise pas.

Je suis à deux doigts d'alerter un des rangers de Congaree quand je la vois enfin arriver. Plus belle que jamais malgré ses yeux rougis, des mèches de cheveux collés à ses tempes et ses coups de soleil. Ma culpabilité n'est pas loin de pointer le bout de son nez. À la place, un éclair de lucidité. Il faut que je parvienne à prendre une certaine distance. Que je m'y efforce. Même en voulant faire les choses bien, je me comporte comme un connard égocentrique. Je la blesse alors qu'elle en bave déjà bien assez dans la vie.

Tout ça, ce n'est pas moi. Je dois me cantonner au seul rôle que je connais par cœur. Arrêter de faire semblant d'être ce type que je ne suis pas. Attentionné. Attaché. N'est-ce pas ce que je me répète depuis le début ? Et si j'écoutais un peu plus la voix de ma conscience cette fois ?

Elle s'immobilise devant moi et le soulagement de la voir me prend complètement par surprise. C'est une émotion dont je ne me rappelle presque plus la saveur. La vie avec Sam ressemble à de gigantesques montagnes russes. Le cœur agité. L'estomac en apesanteur.

- Je suis désolée.

- Pardon Sam.

Nos excuses s'entrechoquent. Elle s'approche de moi. Un bras autour de ma taille, un doigt sur mes lèvres, elle m'empêche de poursuivre. Son regard d'une couleur indéfinissable plonge au plus profond de mon âme. Une minuscule semaine qu'elle me connait et Sam sait comment me faire flancher.

Parce qu'à cet instant, je serais prêt à jeter aux oubliettes toutes mes belles résolutions. Il n'a fallu que quelques secondes. Quelques gestes, pour que je me souvienne qu'elle a déjà réussi à faire exploser mes barrières une première fois.

- Jamais je n'aurais dû réagir aussi excessivement, Shad. J'ai compris que tes intentions n'avaient aucun but de me blesser. Ou de t'immiscer dans ma vie et mes choix.

Elle fait une pause le temps de m'entrainer sur le pas de la porte du Van. Elle a l'air exténuée.

- Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours dessiné. D'après ma mère, je savais tenir un crayon avant de réussir à tenir debout. Après sa mort, celle de mon père, je n'ai plus jamais esquissé le moindre croquis. Je ne voulais pas. Je ne pouvais pas. Chaque tentative me mettait à terre tellement ça me faisait penser à eux. À leur absence. Alors j'ai cessé d'essayer. Jusqu'à hier.

Les yeux perdus dans je ne sais quels souvenirs encore à vif, elle entrecroise ses doigts aux miens.

- Je ne comprends pas du tout ce qui m'a permis de dessiner Pinehurst. Ce sentiment de sécurité et de bien-être peut-être. Mais la chute a été terrible. Toute la douleur est revenue en bloc après ça. Je ne peux pas m'infliger ça. Pas maintenant. Je ne suis pas prête.

- Je suis désolé. Pour le matériel. Je n'avais aucune idée. J'aurais dû au moins te demander avant.

Elle secoue la tête. Elle ne pleure pas, mais je peux suivre des yeux les traces des larmes qu'elle a versées à cause de mes conneries.

- Ne t'excuse pas. Tu voulais bien faire et je n'avais aucun droit de te balancer tout ça en pleine gueule. Je ne pensais pas un mot de ce que j'ai dit.

Elle avait pourtant raison, non ? Elle et moi, ça ne peut être rien d'autre que ce que c'est actuellement. Ce désir partagé. Ce plaisir foudroyant. La rupture temporaire de notre solitude.

Ce n'est que ça. Et tellement plus à la fois. C'est précieux et éphémère. Prendre de la distance maintenant ? Quelle connerie ! J'en suis incapable. Je fais machine arrière. Face à elle, je comprends que la réponse n'est pas celle que je pensais. Accepter ce que la vie m'offre, n'est-ce pas le but ultime de ce road trip ?

Je me tourne vers elle. Mes doigts glissent dans ses cheveux.

- Tu avais en partie raison. Savannah n'est qu'à quelques centaines de kilomètres. Raison de plus. Pour en profiter à fond et ne rien regretter. Tu en penses quoi ?

Son sourire pourrait concurrencer le soleil en train de se coucher sur le parc.

- Deal.

Ma bouche fond sur la sienne pour sceller notre pacte. La dévore comme si ma vie en dépendait. Promesse des quelques jours qui nous restent à partager. 

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