Chapitre X : Skyline Motel - Sam

30 6 0
                                    

Je mentirais en affirmant que la réaction de Shad ne me déroute pas totalement. Je ne connais pas beaucoup de mec de West Baltimore qui m'auraient rembarrée dans une telle situation. À vrai dire, les types dans mon ancien quartier n'auraient pas attendu que je leur propose pour prendre ce qu'il considère comme leur dû. C'est-à-dire, moi.

Pourtant les mains de Shad ont quitté mes hanches. Il ne me repousse pas comme si j'étais dingue, mais je vois bien qu'il ne veut pas que je continue. Malgré son sexe que je sens tendu juste sous mon bassin. Qui commence à me faire perdre la tête à moi aussi.

Je réfrène mon envie de me frotter contre lui. J'ai l'impression de lui devoir au moins ça. Il ne profite pas de la situation, je ne m'imagine pas le faire non plus. Ça ne me ressemble pas. Les mecs de West Baltimore sont des queutards, mais on apprend également à la plupart des filles à se comporter comme des garces. C'est un cercle vicieux auquel je n'ai pas échappé. Manger ou être mangé, sans mauvais jeu de mots.

Shad parait complètement perdu dans ses pensées. Son pouce ne semble pas pouvoir s'arrêter de caresser ma lèvre inférieure. Ses paumes contre mes joues. Je ne suis même pas certaine qu'il ait conscience de ce geste qu'il répète inlassablement.

Jusqu'à ce que son regard quitte le mien. Il penche la tête en arrière en soupirant avant de se focaliser sur moi de nouveau.

- Sam ?

- Oui ?

- Tu ne me dois absolument rien, ok ? Ça me perturbe que tu puisses penser que je t'aide pour cette raison. Je le fais parce que tu en as besoin. Ça s'arrête là.

Mes mains qui étaient sur ses bras me servent d'appuis pour me lever et regagner le lit. Je hoche la tête. Il fut un temps où j'aurais été vexé. Où j'aurais pris ça pour moi. Ce soir, je suis juste incrédule. Je me demande quand ma chance va commencer à tourner. J'oscille entre soulagement et frustration. Entre le sentiment de sécurité et la sensation que ma peau est en feu, que mon bas-ventre brûle de l'intérieur. C'est déstabilisant et une fois de plus, inhabituel. Comme une conne, je me suis prise à mon propre jeu.

Je prononce la seule parole sincère qui me vienne.

- Merci.

- Tu devrais dormir, Sam.

Il a raison. Je devrais.

Je devrais, mais je suis complètement perdue. Mes certitudes basées sur l'éducation, ou plutôt le manque d'éducation, que j'ai reçu ces cinq dernières années, sont ébranlées. Elles sont en train de s'écrouler comme un château de cartes. Que Shad me rende service par pure bonté d'âme ne me semble absolument pas probable. J'aimerais. Mais l'entraide n'est pas une langue qu'on parlait d'où je viens.

À Savannah, j'ai été élevée de façon traditionnelle. Plutôt stricte même, old school très certainement, mais toujours juste, je le sais maintenant. Chez les Reed, j'étais livrée à moi-même. J'ai grandi avec mes pairs, de classe en classe, jusqu'à ce que je me barre. Ce que j'ai retenu, c'est qu'il faut apprendre à se servir de ce qu'on a pour s'en tirer. Pour ma part, un corps pas trop mal foutu. Et une certaine ténacité.

Je ne dis pas que toutes mes copines faisaient le tapin, loin de moi cette idée. Seulement, on savait qu'on ne s'en sortirait pas avec de grandes études et un job classe supérieure. Et puis, quand tu n'as aucune thune pour ne serait-ce qu'aller au ciné ou même au fast-food du coin, le sexe devient très rapidement l'unique centre d'intérêt.

Je voudrais vraiment ne rien devoir à Shad. Ne pas avoir de dette envers lui que je trainerai toute ma vie. Et c'est le seul moyen que j'ai trouvé. En dehors de mon joli petit cul, je ne possède rien.

Voir Shad s'installer de nouveau, tirer sur lui la couverture qu'il a extirpée d'un tiroir, me sort de mes réflexions.

- Tu ne vas quand même pas passer la nuit sur le siège passager ?

- Si. Il est très confortable. Hors de question que tu prennes ma place.

- Ne te méprends pas. Je ne suis pas dingue et je suis une grosse dormeuse. Mais ton lit est largement assez grand pour deux, tu sais ?

J'attends une réponse qui ne vient pas.

- Je ne vais pas te sauter dessus, si c'est ça qui t'inquiète.

Il rit. Je l'imite. C'est bien la première fois que je dois promettre ça à un mec.

- Bonne nuit, Sam.

Putain qu'il est têtu. Presque autant que moi et ce n'est pas peu dire. Après tout, tant pis pour lui. Je ne vais pas l'obliger à dormir dans son lit s'il n'en a pas envie.

Je me couche en position fœtale. La tête dans l'oreiller de Shad, je m'immerge de nouveau dans cette senteur de cèdre que j'ai par moment respirée sur lui dans la journée. Ce parfum naturel et brut, qui donne une impression encore plus intense de virilité à cet homme qui n'en a déjà pas besoin. Cette odeur si mâle que ce soir elle m'empêche carrément de m'abandonner au sommeil.

La nuit précédente, elle m'a apporté un sentiment de sécurité, comme je n'en avais pas connu depuis longtemps. Aujourd'hui, elle me rappelle seulement la sensation persistante du pouce de Shad sur mes lèvres.

Dans le Van, l'obscurité est totale ou presque. Je déteste ça. Hier, à Baltimore, les lumières de la ville baignaient l'habitacle d'une lueur étrange. Malgré tout, je distingue sans difficulté la silhouette de Shad. Je percevrais presque la chaleur qui émane de lui.

Je suis certaine qu'il ne dort pas. Je sais qu'il est probablement dans le même état que moi en ce moment. L'entendre soupirer me remémore son souffle qui s'est accéléré quand j'étais sur ses genoux. Je sens presque encore l'emplacement de ses doigts sur mes hanches. La douceur de ses mains.

Je clos mes paupières pour me rappeler avec plus de précision quand son regard s'est figé dans le mien. Pour ressentir à nouveau la chaleur, l'humidité de mon sexe quand je me suis frottée contre lui. La force virile de ses avant-bras sous mes mains, ses muscles roulants sous mes paumes.

C'est dans cette espèce de fantasme semi-éveillé que je finis par sombrer. Je plonge dans un sommeil rempli de pierres tombales. Sur les stèles dansent les visages de la famille souriante de Holy Rood. Puis ils se transforment. Mon père et ma mère les remplacent. C'est la voix rauque de Shad qui les fait fuir à coup de « Tout va bien ». Probablement encore un rêve dont je n'ai cette fois pas envie de me réveiller.

Everywhere, with youOù les histoires vivent. Découvrez maintenant