Les Falaises

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Je cours dans la forêt. Les brindilles sèches craquent sous mes pas précipités. Les feuilles mortes virevoltent autour de moi et mes cheveux roux me fouettent le visage. Les branches des buissons s'agrippent à mes habits, les ronces m'écorchent les jambes. Les racines noueuses des arbres tentent à maintes reprises de me faire trébucher. En vain. Je file à toute allure. Des nuées d'oiseaux s'envolent sur mon passage, effrayés par ma course effrénée. Pour la première fois depuis des années, j'oblige mon corps à se réveiller et à fuir avec mon esprit. Je cours comme je n'ai jamais couru. Loin, très loin.
                   
Toujours plus loin. Jamais assez loin.
                   
Je fulmine. Je serre les poings si fort que mes articulations blanchissent. Mes ongles se plantent dans mes paumes de mains, faisant apparaître huit demi-lunes à l’intérieur de celles-ci. Ma colère est telle que je ne me sens plus capable de la contenir. Les feuilles bruissent, les arbres ploient sous les rafales d’un vent déchaîné. La forêt est momentanément illuminée par un éclair et, à peine quelques secondes plus tard, le tonnerre fait trembler la terre sous mes pieds. Un sapin heurte le sol avec fracas. Une odeur de brûlé emplit alors l’air et une épaisse fumée noircit mes poumons. Terrifiée par les dégâts causés par ma propre fureur, je repousse les limites imposées par les faiblesses de mon corps et, dans un dernier effort, les dépasse. Ma vue se brouille, comme si des centaines de milliers de minuscules particules de haine avaient soudainement remplacé l'air qui m'entoure.
                   
Je n’arrive plus à me souvenir des expressions exactes qu’ils ont employées. Les phrases tourbillonnent dans mon esprit, s'entrechoquent les unes contre les autres et explosent en une multitude de mots que je refuse de comprendre, que je ne comprends que trop bien, que j'aimerais n'avoir jamais compris. Une pluie torrentielle se met alors à tomber, me cinglant le visage, mais le brouhaha de mes pensées est tel que je n’entends plus les bruits au dehors. Je ne souhaite qu’une chose : que cela cesse.

Tout en poursuivant ma course, je plonge ma main dans la poche de mon short en jeans. J’en sors une toute petite perle, que je fais rouler quelques secondes entre mes doigts. Elle est si lisse, si parfaite. Si dangereuse. Je me souviens encore du jour où je l’ai trouvée, délicate sphère aux reflets bleutés, enveloppée dans un carré de soie noire. Elle était accompagnée d’un morceau de papier vieux comme le monde, dont l’écriture ancienne avait été rendue presque illisible par le temps. Elle semblait si fragile que je n’avais pas oser la toucher, de peur de la briser, de commettre l’irréparable. Mais à présent, son contact m’étant devenu familier, plus question de faire demi-tour. L’heure est venue pour nous d’accomplir nos destins. Je la porte à ma bouche et la laisse fondre sur ma langue, tout en me remémorant une dernière fois le texte qui l’accompagnait.
                   
Ce qui est obscur ne se veut pas forcément mal,
Ce qui rayonne n’est pas nécessairement bien.
La vie n’est parfois qu’un songe idéal,
La mort vaut parfois mieux que rien.                 

La lumière du soleil me percute de plein fouet quand j'atteins finalement l'orée du bois, et me force à ralentir. Tout est calme, serein. Les rayons rebondissent sur les gouttes de rosée et m’éblouissent. Une dizaine de mètres plus loin, la terre s'arrête.          

Les Falaises.
                   
Plusieurs légendes circulent à leur sujet au village, mais personne n'est jamais revenu de là-bas. Il paraît qu'on les trouve lorsque la colère, la souffrance et le désespoir ont pris une telle place en nous qu'on ne ressent plus rien d'autre. Tout le monde s’accorde à dire que c’est un endroit dangereux, mais personne ne saurait dire pourquoi. J'essaie de me retourner, mais bizarrement, le décor tourne avec mon regard. Je suis prise au piège. Épuisée et à bout de souffle, je finis par m'approcher du précipice en chancelant.

ChaosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant