Chapitre 3

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Depuis maintenant deux ans, la vie d'Elizabeth Barton aurait sans doute été plus proche du cauchemar que du rêve. Contrairement aux livres qu'elle avait pu lire pendant son adolescence, découvrir un monde magique n'avait pas été le moyen de s'épanouir dans la nouvelle nature qu'elle aurait en réalité été. Non, Lizzy était une humaine. Comme il en existait tant. Et cette nature était devenue le fardeau de son existence.

Parfois, elle se surprenait à penser qu'avoir été une Fay lui aurait permis de ne peut-être pas se retrouver dans cette situation. Néanmoins, après tout, elle n'avait pas envie d'être un de ces monstres. Leur monde était horrible et terrifiant. Si elle avait pu s'enfuir, elle l'aurait fait depuis longtemps. Cependant, elle n'avait pas la force de le faire, ni l'occasion : ils étaient si puissants. Ils auraient pu la casser en deux sans le vouloir.

Toutefois, Lizzy se rendait compte que, dans un sens, elle avait eu de la chance que le Forgeron se prenne d'affection pour elle. Enfin, « affection » était un bien grand mot : il avait autant d'affection pour elle qu'un humain pour le chat de gouttière pouilleux qu'il lui arrivait de nourrir. Elle savait qu'elle aurait pu être dans une situation bien pire. Mais après tout cela dépendait : entre la peste et le choléra, lequel était à privilégier ?

Elle haïssait le Forgeron – il s'appelait en réalité Ambroise, autant qu'elle était terrifiée par lui. Elle ne regardait jamais son visage, se contentant de fixer le sol lorsqu'il s'adressait à elle. La seule chose que son esprit parvenait à retenir de lui, c'était ses mains, même si « paluches » aurait sans doute été le mot qui lui serait venu en premier à l'esprit pour les décrire. Caleuses, avec quelques cicatrices, immenses, souvent sales. Repoussantes. Et Lizzy ne pouvait pas les repousser.

Cela faisait deux ans qu'elle était sa « bonniche » entre quelques autres choses. Il lui arrivait parfois de lui demander de faire le ménage dans l'endroit où il tordait à mains nues le fer qui lui servait ensuite à construire des armes plus ou moins baroques. Elle savait qu'il faisait ça pour le Comte des Cendres et le Lotus Bleu. Elle n'avait pas le droit de lui poser des questions à leur propos. Le jour où elle l'avait fait, il l'avait enfermée pendant trois jours dans sa cage, avec juste un broc d'eau. Lorsqu'elle en était ressortie, il l'avait menacée de la remettre avec les autres.

C'était à partir de ce jour, un an et demi plus tôt, que ses cheveux avaient commencé à blanchir. Elle en avait déduit que c'était à cause du stress. Le Forgeron avait beaucoup ri en voyant ça. C'était un fait qu'il n'avait encore jamais vu : une jeune fille de dix-sept ans dont la chevelure devenait de neige. C'était sans doute pour ça qu'il l'avait gardé.

Être remise avec les autres signifiait être remise sur le marché de l'esclavage d'humains que contrôlaient les supérieurs du Forgeron. De nombreuses histoires circulaient chez les filles, en bas, où elles étaient détenues. Domestiques, esclaves de plaisir, nourritures : aucun sort enviable et tous finissaient par la mort. Découvrir que certaines Fays mangeaient des humains avait sans doute été la pire des choses pour Lizzy : elle n'avait pas pu dormir pendant plusieurs jours, se demandant si elle en avait ingéré aussi.

La plupart des prisonnières ne restait pas plus d'un mois avant d'être tuées ou achetées. Bien sûr, il n'y avait pas que des jeunes filles, en bas. Des garçons aussi. Des enfants. Mais pas de vieux. Sans doute parce qu'ils n'étaient pas assez tendres. Lizzy ne voulait pas y penser. Il lui arrivait parfois d'aller les nourrir. Les Fays n'avaient pas toujours envie de s'abaisser à ça.

C'était une torture pour elle, maintenant. Au début, elle était heureuse de les aider, ne serait-ce qu'un peu. Après tout, le même sort pesait au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès. Toutefois, les voir défiler avait fini par la rendre malade tout comme leurs demandes désespérées d'aide. Si elle avait parfois été tentée d'accepter, l'idée d'affronter le courroux du Forgeron lorsqu'il se rendrait compte (parce que cela se produirait) de sa désobéissance lui en avait fait passer l'envie. Mais ce n'était sans doute pas le pire. Le plus terrible était ces regards accusateurs que lui lançaient les captifs. Comme si elle était une traîtresse à son propre peuple. Alors que tout ce qu'elle faisait, c'était tenter de survivre.

La Dame des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant