L'aventure avait commencé un soir, à une heure où le quotidien aurait dû poursuivre sa course linéaire. L'homme aux grands yeux noirs avait longuement observé son reflet dans un miroir ; chose qu'il ne faisait habituellement jamais, par désintérêt pour les traits de son visage pâle et cireux de citadin. Mais ce soir-là, quelque chose l'avait interpelé : une tâche d'encre sous son œil gauche injecté de sang. L'œil et la tâche. Deux témoins de son acharnement au travail. Un travail d'un ennui mortel qui consistait à faire de la paperasse en courbant l'échine sur un bureau, du haut d'une tour de verre dont on n'observait jamais la vue. L'œil, fatigué de voir le monde de si près tandis que l'infinité du ciel le narguait. La tâche d'encre, atterrie si loin du stylo qui ne marchait plus mais qu'on secouait comme s'il écrivait la vie.
Le regard de l'homme avait ensuite balayé l'ensemble de son visage. Ces cernes violacés, et sur ces os cette peau diaphane. Ces rides, pas celles du rire. Ce visage lui avait semblé celui d'un étranger, d'un mort, et il aurait fallu bien plus qu'un regard pour détecter la vie en cet homme.
Subitement, son corps était venu à son secours. Il avait serré les poings et senti le sang affluer en lui en une rivière de vie. Il avait entendu les battements de son cœur comme on entend les vagues de la mer, avec une amère sérénité. Cela faisait une éternité qu'il avait oublié : il n'était pas une machine, mais une chose vivante. Une chose amenée à s'arrêter, à disparaître. Et qu'avait-il fait de ce temps ?
Il avait alors plongé dans son propre regard, si noir que ses pupilles y étaient indiscernables de ses iris comme si elles les avaient englouties. Et soudain, elles avaient aussi englouti le miroir, la pièce, l'univers tout entier comme deux trous noirs. Elles étaient devenues son tout, un monde à combler, comme le rien éphémère sous les paupières lourdes du soir. Ce n'était pas un besoin, c'était inné, inhérent à lui. C'était comme reprendre son souffle après l'apnée. C'était le premier jour d'une autre vie. Sa renaissance.