Dimanche. L'alcool de la veille lui bourdonne encore un peu dans la tête. Ses premières pensées fourmillent de lui, elle s'agace. Elle se demande si elle le reverra. Se demande si c'est une bonne idée de le revoir. Elle n'aime pas trop perdre le contrôle, n'ose plus mettre son cœur en danger. Les déceptions passées, le temps qui semble avoir été offert et perdu, la solitude paisible qu'on préfère aux remous souvent boueux des histoires d'amour. Banal. L'envie de ne rien laisser se lever sur sa route, d'avancer sans l'impression de traîner quelque chose avec elle.
Mais elle sait. Parfois le cœur ne laisse pas beaucoup le choix. Elle sait que son visage, sa voix, son corps, ses mots, son sourire timide, vont errer entre ses murs, entre les parois de sa boîte crânienne. Jusqu'à ce qu'il y ait une issue. Elle n'arrive pas à imaginer laquelle. Il y a l'autre. Et est-ce qu'elle aussi a envie de devenir une autre ? L'autre d'une histoire dont elle ne connaît rien ?
Elle regarde son téléphone. Il lui a fait ajouter son contact Facebook la veille. Pointé du doigt son nom à lui, parmi d'autres noms identiques. Ellen'aime pas trop imaginer la suite par écrans interposés, mais c'est assez inévitable. Et puis il n'a pas de numéro français qu'elle pourrait appeler. Elle sait déjà que les contacts virtuels vont poser problème. Elle se demande si elle en a vraiment envie. Mais le souvenir de la nuit lui souffle qu'elle n'a pas le choix. Bien-sûr qu'elle adorera le revoir. Pour quoi faire ? Elle ne sait pas. N'ont-ils pas dit qu'ils seraient amis ? Elle se demande si c'est possible. Regarder encore et encore son visage enfermé dans la petite bulle de l'écran, sur son téléphone, ce n'est déjà pas très bon signe.
Difficile de garder un secret à l'heure d'Internet. On devine si facilement les rencontres, les rapprochements, les éloignements, les ruptures. On peut observer, s'empêcher d'oublier, plus facilement que si on avait qu'un répondeur à écouter ou une photo usée à force d'être serrée contre son cœur. Elle sait que tout passe par les yeux. On s'épie les uns les autres. On choisit ce que l'on dévoile, on sélectionne. Elle voit d'ailleurs le visage de la petite-amie : les photos de couple en Australie, toutes les images qui racontent l'histoire qui restait jusque-là inconnue, à peine évoquée. Elle ne peut pas s'empêcher de regarder, d'essayer d'imaginer ce qui reste derrière ces morceaux de vie figés sur le réseau. Elle la trouve jeune : tête, joues, corps, vêtements d'enfant. Elle doit être encore plus jeune que lui. Elle se demande ce qu'elle est venue fabriquer dans leur histoire qu'elle lit sur écran. Il y a eu la rencontre en Australie, la séparation, l'attente, les retrouvailles, l'appartement ensemble, dans la ville où tout s'est mélangé la nuit passée.
Ce qu'il peut lire d'elle sur son écran ? Les concerts avec son groupe, la musique qu'elle aime. La façon dont elle aime apparaître. Quelques traces du passé aussi, des voyages, des visages, qu'elle a effacés comme elle a pu. Elle imagine déjà quand celle qui a été délaissée cette nuit aura l'alerte. Qu'elle essaiera de deviner qui est cette autre qui s'ajoute sur la liste des nouvelles rencontres.
Elle lui écrit tout de même un message. Lui dire qu'elle est heureuse de l'avoir rencontré. Juste ça. Qu'il sache, même s'ils ne se recroisent plus. Ce serait vraiment plus raisonnable.
La journée s'étire vers le soir. Elle écrit à quelques amis, se roule entre ses livres et ses occupations habituelles, met les mêmes chansons en boucle. Elle s'en veut d'attendre une réponse. C'est idiot. Elle n'aime pas être comme ça. Elle se sent ridicule. Elle a toujours l'impression que les sentiments la rendent risible. Elle ne sait pas trop d'où ça vient. Peut-être parce qu'elle trouve que c'est souvent le cas chez les autres. Tout se ressemble, les amours, les disputes, les raisons avouées et inavouées... Malgré tout, elle attend une réponse. Vit en boule sous ses draps, plonge dans la mollesse.
La technologie a rendu les lendemains terribles. Trop d'étapes, chacune trop complexe. Trop de codes. L'ajout, l'acceptation, les premiers mots, presque comme si on recommençait à zéro, la lecture, l'attente, la réponse, peut-être.
Elle peut voir qu'il a lu son message. Il ne répond pas, elle se dit qu'il ne répondra jamais. Et au moment où elle se dit que c'est mieux comme ça, elle voit qu'il a supprimé et bloqué son contact. Elle se trouve face à son écran comme face à une porte claquée, verrouillée. Ne pas avoir le choix de renoncer, est-ce que c'est mieux ? Alors elle tente de se convaincre, arrive presque à se dire qu'il ne lui plaisait pas tant que ça. Elle ne veut personne dans sa vie de toute façon. Elle ne sait pas ce qu'il aurait pu faire dans ses journées aussi en désordre que sa maison.
Elle imagine : son message lui a fait peur, ou il a repensé à leur nuit comme à une erreur. La petite-amie française a tout découvert. Il lui a avoué en pleurant. Maintenant ils la maudissent tous les deux dans leur appartement. Dans quelle partie de la ville se situe-t-il déjà ? Il voulait juste la consommer et ne fera pas plus d'efforts pour l'avoir. C'est dans ses habitudes de suivre des inconnues et de les faire tomber sous ses baisers. C'est une erreur et tout ça n'a jamais existé.
Elle ne veut plus ypenser. Elle veut se sentir en contrôle et dormir.
Elle s'assoupit au milieu de souvenirs en anglais.
Le jour suivant n'existe pas. Elle sent qu'elle pourra s'en sortir si elle se plonge dans le travail. Elle pense à lui comme à une vague parenthèse. Si elle se force à ne pas regarder les écrans, elle oubliera vite sa beauté, son visage, ses cheveux.
Elle quitte la ville le jour d'après. Pas pour longtemps, juste un aller-retour chez son père. C'était prévu. Elle prend le train qui fait défiler la périphérie, les villes plus petites, et encore plus loin, les campagnes, le canal immense où se penchent des tilleuls un peu gris, des roseaux. On voit parfois des silhouettes minuscules se promener au bord de l'eau, sur la berge en contrebas. Elle se plonge dans un livre, regarde défiler par la vitre la pellicule du paysage. Les kilomètres engloutis, les maisons et les arbres qui deviennent des tâches, abstraites.
Elle sait qu'elle ne dira pas un mot sur cette nuit devenue presque aussi floue que les images qui courent devant ses yeux.
Elle parle un peu de sa vie, donne des nouvelles. Se sent un peu plus reliée au réel. Se change les idées, déjeune, boit une, deux tasses de thé. Ne pense finalement pas trop à lui. Elle laisse toujours son portable dans son sac lorsqu'elle discute. Elle essaye de rester concentrée sur l'instant, ne pas diluer le moment dans autre chose.
Il lui a écrit. Elle s'en aperçoit peu de temps avant de repartir. Elle a regardé l'écran comme ça, au hasard. Elle n'attend rien, et encore une fois, il apparaît. Il a répondu à son premier message, comme si de rien n'était. Elle ne comprend pas bien.
Dans le train du retour, ils s'écrivent : il ne sait pas pourquoi il a voulu couper tout contact. People are strange. Cette phrase lui fait penser à la chanson des Doors. Ils se racontent un peu leur journée. Elle lui répète qu'elle veut juste être son amie. Pourquoi lui écrire ça ? Elle sait bien qu'elle n'y parviendra pas. Que ses yeux vont l'attraper et ne plus la lâcher.
S'ils se rencontrent ànouveau.
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Une autre
Short StoryUne nuit, ils se rencontrent par hasard. Elle est solitaire, il semble l'être aussi. Lorsqu'ils traversent la ville ensemble, ils oublient ce qui les retient et qui ils sont. Jusqu'à devenir autre ? "Le visage calme, les yeux clairs dont elle ne pe...