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Au réveil, son corps est trempé par la fièvre, sa gorge est en feu. Elle se traîne jusqu'à la pharmacie, maudit de n'avoir personne pour prendre soin d'elle. Se force à découvrir son corps brûlant. Perd la notion du temps, laisse la journée couler comme une ancre au fond de l'eau. Elle sert ses souvenirs de la nuit passée comme un corps, se blottit contre eux.

Il lui écrit. L'idée qu'il pense à elle la réconforte. On a toujours envie que quelqu'un pense à nous. Elle se trouve faible, fragile et minuscule. Il veut venir le lendemain pour lui cuisiner le déjeuner en échange des cours de français qu'elle lui a promis. Elle avait un peu oublié cette promesse. Elle lui dira demain, elle se demande si elle ira vraiment mieux. Elle s'endort en pensant qu'ils se reverront. Ce sera le jour, ils partageront un peu plus le réel. Elle se demande si les mots prononcés la nuit ne semblent pas plus forts que ceux prononcés le jour. Elle s'endort en pensant à ses mots nocturnes.

Le lendemain, elle lui dit à regret que la fièvre n'a pas quitté son corps. Il veut quand même passer la voir plus tard dans l'après-midi. Peut-être. Il donnera des nouvelles. Elles n'arrivent jamais.

Elle attend, n'a rien d'autre à faire. N'a la force de rien d'autre. Se demande pourquoi il insiste autant pour la voir. C'est comme une urgence. Elle voudrait quitter son corps malade pour le retrouver quelque part. Elle se contente de trembler dans son lit.

Le soir, elle reçoit des mots en français. Elle ne comprend pas. Elle met un peu de temps à déchiffrer les insultes qu'on lui adresse. C'est lui qui devrait écrire, mais ce ne sont pas ses mots à côté de son visage sur l'écran. Ce sont les mots de la petite-amie française, l'autre. Elle devient brutalement plus réelle. Bêtement plus présente. Elle lit la liste d'insultes à son égard. Les arguments vides et laids de la colère. De la tristesse sans doute.Elle n'a pas envie de lire ça, se sent épuisée et soudain trop vulnérable. L'autre attaque, mord, crache, grogne. Elle exige des explications.

Elle n'a pas grand chose à dire, rien à contredire. Ils se sont laissés porter. C'était simplement bon d'être ensemble et de se comprendre dans la nuit. Elle se demande comment elle sait, est-ce que c'est lui ? L'autre lui dit qu'ils sont ensemble derrière l'écran. Est-ce qu'elle prêche le faux pour savoir le vrai ? Elle a l'impression qu'ils font front, elle se sent stupide maintenant. L'autre sait quoi dire pour piquer : il ne veut rien avouer, mais elle sait très bien. Il a dit que c'était elle, elle qui le voulait. Il rejette la faute sur elle. Elle n'a vraiment rien à dire. N'a pas envie de se défendre, veut juste disparaître.

Elle lui donne l'os de la vérité à ronger. Elle trouve ça triste. Tout ce que l'autre veut savoir c'est comment ils ont consommé leurs corps. Comme si ça changeait quelque chose, comme s'il y avait des degrés de tromperie acceptables. Elle se dit qu'elle devrait plutôt s'inquiéter de tous les mots qu'il lui a donnés à elle, du temps qu'il lui a offert et qui n'appartiendra pour toujours qu'à eux. Les souvenirs qu'ils se sont créés ensemble et que l'autre ne pourra jamais qu'effleurer à force de questions. Ces deux nuits qu'elle lui a volées et qu'aucune autre ne pourra jamais reprendre.

Elle leur dit qu'elle est désolée. Elle ne sait pas trop pourquoi. Elle ressent quand même la détresse de cette autre qui avait aussi ses mots et qu'ils ont volontairement rendue silencieuse. C'est tellement plus facile de s'aimer quand on est seuls au monde. Mais elle sait. Tout ça, la ville traversée dans le noir, leurs frissons et leurs confidences : ce n'était pas la réalité. Ça ne pouvait pas être la réalité.

Elle la fait taire une nouvelle fois. L'autre est et restera une liste de mots crus, sales et désespérés. Elle se demande s'il était vraiment derrière l'écran, s'il comprendra ce qui a été dit en français. Elle inspire et contemple sa solitude et son silence comme on passe de la pommade sur une brûlure. Elle a l'impression que tous ces reproches étaient adressés à une autre. Est-ce que c'était vraiment elle avec lui, à son bras dans la rue, attablés au même comptoir, écoutant les mêmes sons, échangeant les mêmes phrases ? Elle sait qu'elle ne le reverra plus.

Elle imagine la dispute, de l'autre côté de l'écran : dans leur bouche, c'est elle l'autre. Elle n'existe plus que dans l'évocation d'une faute. Une faute ? Plutôt une absence. La délectation d'être une autre, à travers lui.  

Une autreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant