Les yeux grands ouverts, ronds et éveillés même dans la nuit noire, allongée sur le dos et fixant le plafond derrière le brouillard de guerre, j'attends. Ma tête, réglée comme une horloge, comptait les secondes jusqu'au signal. Pourtant je m'étonnais toujours quand, à "huit", la sonnerie stridente venait me tirer de ma torpeur. Je m'en étonnais sans plus.
Mon corps tout entier s'activait à ce signal : il était l'heure d'ajouter un peu d'intérêt à la journée naissante. L'heure d'aller rejoindre les impacts de colle aux faux-plafonds, les élèves endormis et les adultes soporifiques, supporter les cris qui résonnent dans les couloirs vides et le silence qui nous tue dans les salles pleines. Et Théo, l'énigme humaine qui avait déjà réussi à me donner tort.
La maison était calme, hormi moi tout le monde ici a le sommeil lourd une fois passé l'apéritif du vendredi soir. C'est une vérité générale. Rien pour m'arrêter, sinon l'horaire à tenir, et c'était là une hypocrisie que j'appréciais particulièrement. J'ai donc passé ce matin, comme tous les autres, hypnotisée par les battements métalliques de ma montre, rythmant ceux de mon cœur.
Six heures trente, prendre la douche. Six heures cinquante, s'habiller. Sept heures moins une, allumer l'ordinateur. Sept heures cinq, déjeuner. Sept heures quinze, se laver les dents. Sept heures vingt, se maquiller. Sept heures trente, partir avec le sourire.J'aurais pu suivre cette route les yeux fermés, puisqu'elle était l'une des seules choses que j'inscrivais chaque jour un peu plus profondément dans ma tête. Il n'aurait fallu qu'une confiance aveugle, mais ce n'était étrangement plus en moi que j'avais cette foi absurde. J'y repensais souvent sur le trajet jusqu'au lycée, au tempo de la musique dans mes oreilles et du pot d'échappement de la voiture bleue au carrefour.
Je finissais toujours par arriver à la fourmilière, avec un peu d'avance parce que je m'amusais gentiment de cette expression furtive sur le visage de ceux qui n'étaient jamais là assez tôt pour savoir à quelle heure je posais mon sac contre le mur. Ce n'était pas vraiment de la fierté, ce n'était pas vraiment quoi que ce soit d'admirable, je marquaient seulement mon territoire, en bonne chasseresse.
Puis attendre encore.Les yeux vers le sol, relevés seulement aux pas reconnaissables de quelques personnes que je tenais en estime, et les bras croisés, prêts à tendre la main à celui qui s'arrêterait pour me dire bonjour.
Il y avait Sammy, lourd mais discret, qui finissait toujours par s'asseoir seul au fond du couloir. Il y avait Messine, qui faisait bouger tout son corps à chaque pas, le premier à briser le silence. Il y avait Lisa, son souffle dans le creux de son écharpe et sa candeur plus vraie que la mienne. Il y avait Théo, dont le bruit des pieds traînants résonnait étrangement dans ma tête. Il y en avait vingt-cinq autres, qui remplissaient l'espace exiguë du couloir. Parmi eux : Cathy.Ce jour-là elle avait presque du retard, et nous pûmes ainsi rentrer en classe avant de n'avoir plus rien à nous dire.
Je m'ennuyais un peu avec elle, cependant elle supportait ma présence et elle savait que pour rien au monde je ne l'aurais laissée tomber ; j'aurais fait de même pour beaucoup d'autres, mais c'était elle qui en avait besoin. Avoir quelqu'un sur qui veiller me donnait l'impression de remplir les cratères béants de l'épisode Théo avec autre chose que des questions.Aujourd'hui pourtant, il y avait quelque chose dans le ton de ma camarade qui trahissait sa nervosité. Elle faisait partie de ce genre de personnes qui pensent pouvoir affronter les difficultés seules, alors que leur langue les démange. Je n'avais qu'à attendre qu'elle vienne m'en parler, ou récupérer l'information quand elle l'aurait divulguée.
Les cours du samedi étaient sûrement les meilleurs de la semaine. Nous nous réveillions lentement sous la supervision d'un professeur de physique à l'humour épineux, puis à dix heures le couloir nous appartenait, tandis que nous attendions l'apparition d'une vieille dame aigrie chargée, paraissait-il, de nous enseigner l'histoire. Si on tendait assez bien l'oreille pendant son cours, on pouvait percevoir quelques brides de conversations auxquelles on n'était pas censés assister.
Cela et la table du fond que Cathy et moi occupions me permettaient d'étudier cet être qui me fascinait de façon inexplicable, sans que nul ne s'en aperçoive. Ou, plus exactement, en faisant en sorte que tout le monde puisse s'en apercevoir. Mais même ma très chère amie avait autre chose à faire que remarquer mes yeux perdus dans le vide.Midi sonna l'heure des adieux, une délivrance dont certains avaient bien besoin. Théo partait dans l'autre sens, vers l'arrêt de bus, alors je murmurai "Bon week-end" à son ombre fuyante avant de devoir lui tourner le dos. Le trottoir de ce côté sembla plus gris, comme il en avait l'habitude, et il me fallu un instant avant de remettre un sourire sur mon visage.
Cathy me rattrapa au bout de quelques mètres. Sa langue s'était déliée très vite, ça ne devait pas être trop important. Avant qu'elle ne dise quoi que ce soit pour m'appeler, je me retournai et m'enquérai d'elle. Assez impressionnant, dans son état de stress, pour qu'elle n'hésite pas à parler. J'avais besoin de cette information, aussi étrange que cela puisse paraître.
Car cela faisait de nombreux mois que je n'étais obsédée plus que par une seule chose, qui nécessitait à la fois toute mon attention et toutes les connaissances que je pouvais acquérir, et qui surpassait de loin sans même me choquer cette quête de la connaissance infinie que j'avais commencée dans mon enfance. Ce n'était qu'un interlude.Une simple énigme à résoudre.
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Hein, Doudou ?
RomanceDiane a 16 ans, et des cauchemars plein la tête. Sa vie de lycéenne s'écoule tendrement, alors qu'il ne reste plus que quelques mois avant que tout parte à jamais en éclats. Et la place vide réservée à Doudou tout en haut de l'armoire est toujours v...