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Ma mère était furieuse. Que je ne lui ai pas demandé l'autorisation avant de "n'en faire qu'à ma tête, comme d'habitude". Je détestais ma mère lorsqu'elle était dans ce genre de colère, comme je n'avais jamais détesté quiconque hormis moi-même. Elle hurlait ses quelques arguments en boucle, un disque rayé qu'il était inutile d'interrompre, et je ne savais jamais sur quel pied danser. Il était hors de question que je réponde quoi que ce soit pour me défendre, mais je devais toujours trouver avec soin les mots pour m'excuser en évitant d'envenimer mon cas. Si je me débrouillais bien, je n'en avais que pour un petit quart d'heure de tempête avant de pouvoir retourner à mes activités.

Elle avait beau être impressionnante dans ces moments, et la seule personne dont j'avais véritablement peur, j'étais bien incapable de me souvenir ce qu'elle me reprochait, la plupart du temps. À force de me les entendre répétés en boucle, les mots perdaient leur sens pour ne devenir plus que des bruits, des sons, une langue sans queue ni tête dont je ne savais plus rien comprendre. Ce jour-là je n'avais pas cette excuse, puisque je savais exactement ce qu'elle me reprochait. Je l'avais su dès que j'étais entrée dans le salon de coiffure, et ce n'était après tout qu'un mauvais moment à passer.

Lorsque ma mère en eut assez de remontrances à mon égard, ce fut Rémi qui vint à ma rencontre et me scruta avec ses yeux curieux. Lui qui m'avait vue mille fois m'écrasant devant les convenances et la suprême autorité maternelle, la petite sœur l'avait impressionné. Sa reconnaissance me faisait sourire, surtout après le savon historique que je venais d'essuyer, mais ce n'était pas assez. À ses yeux, je n'avais jamais été une invisible, il n'y avait aucun exploit à me faire remarquer par lui.
Ce que je craignais vraiment, c'était le retour à l'anonymat de la foule, être oubliée dès qu'on m'a vue et, pire encore, ignorée comme si rien n'était arrivé. Quels que soient les mots que j'utilisais pour me le représenter, je voulais en réalité seulement que Théo se retourne sur mon passage. Mais peut-être cela était-il encore bien trop au-delà de ma compréhension, alors je pouvais bien continuer à imaginer une foule à sa grandeur.

En faisant mes devoirs, je louchais sur mes toutes nouvelles boucles roses qui se balançaient à côté de ma tête, au gré des allers-retours de mes mains sur le papier : ça avait quelque chose d'hypnotisant. Une question toutefois meurtrissait mon esprit et sa fierté inébranlable. Est-ce que c'était encore moi, cette fille à mon bureau ? Ou est-ce qu'elle n'en était qu'un portrait robot adapté à mes envies frivoles ? Pas une question à me poser immédiatement, le temps des regrets devait venir plus tard, beaucoup plus tard. Sinon je risquais de ne pas recommencer, et cette idée m'horrifiait au plus haut point.

Au repas du soir, ma mère n'a rien dit de plus, et l'ambiance à la maison revint rapidement à la normale. Je ne me suis pas tressé les cheveux avant d'aller dormir pour ne pas abîmer le joli broching de la coiffeuse, les laissant simplement pendre vers le sol. Ne pas bouger, ça ne devait pas être si difficile.
Quel bonheur de retrouver, en me levant, ma nouvelle crinière couleur bonbon accrochée dans un attrape-rêves. Quelle drôle d'image, aussi.

J'étais de ces gens qui ne croyaient aux "signes" et autres superstitions que si leurs conclusions allaient dans mon sens, aussi cet incident vint-il rejoindre la liste des choses que j'oublierais, ne me laissant plus voir de mon parcours qu'une longue série d'énormes coups de chance. Est-ce que pour autant je croyais à la destinée ? Question difficile, mais s'il était bien une chose que ces dernières années m'avaient apprise, c'est qu'il faut souvent forcer le hasard.
Donc non, pas de destinée. Seulement des décisions, et une infinité mathématique de chemins non empruntés.

En marchant vers le bahut, je regardais droit devant moi, imperméable pour quelques minutes au monde alentour. Mes yeux étaient aveugles, noyés dans un brouillard sans couleurs, mais une fierté nouvelle envahissait chacun de mes pas.
Dès que les visages familiers de lycéens anonymes commencèrent à apparaître autour de moi, la pression dans ma tête se relâcha lentement. Je montai dans le couloir, sombre et silencieux, comptant les secondes jusqu'à l'arrivée de Théo. J'entendis son souffle inaudible, ses pas étouffés, les claquements de son manteau bien avant que sa silhouette n'apparaisse pour cacher quelques secondes la lumière au bout du couloir.
Tapie dans la pénombre du matin, je lui souriais.
Je l'ai salué quand il s'est assis, à sa place un peu plus loin de la porte. Il avait tourné la tête vers moi, moins d'une seconde, et le contre-jour m'avait caché son visage. Puis plus rien, juste une grosse déception qui me laissait plantée là sans rien dire.
Quelques minutes plus tard, Mathieu est arrivé. Il a allumé la lumière du couloir, inondant le vide et soulignant le silence habituels. Il a serré la main de son ami, puis lancé quelques mots gentils à mon intention pour montrer qu'il n'était pas complètement aveugle.
Théo me jeta un coup d'œil, et acquiesça faiblement, et un instant je me sentis grandir à ses yeux. Non, pas à ses yeux, je me suis seulement sentir grandir, et c'était là une sensation bien étrange...

Plus tard arriva Élise, qui vint se planter devant moi, les mains sur les hanches, et me murmura depuis sa stature d'enfant avec son grand sourire d'enfant :
"C'est génial ! Moi j'aurais jamais eu les couilles de faire un truc pareil..."
Et, aussi bête que ça puisse paraître, rien de ce qu'on avait pu me dire ce jour-là ne me fit plus plaisir.

J'en avais même oublié Théo pendant quelques instants, alors par culpabilité je tournai la tête vers lui. Le petit ange était toujours là, assis dans le couloir presque vide, à l'abri de ses grandes ailes de papier peint, mais, le temps d'un battement de cil, je l'aperçut détournant les yeux vers le mur vide. Mon imagination tant vantée a superbement pris le relais.

Théo m'avait regardée, et j'avais vu dans ce regard autre chose que du hasard. Une chose que je ne pouvais pas nommer. Il faut préciser aussi que j'étais légèrement myope, et trop fière pour porter des lunettes en public.

J'aimerais pouvoir dire que je me suis mise à fouiller ma mémoire à l'affût de tout ce à quoi je pouvais relier cette information, mais mon esprit était vide, à l'exception de ces deux iris gris que j'échouais à comprendre. Jamais un regard n'avait résisté à mon analyse, pourtant mon égo se tint étrangement loin de cette affaire qui aurait dû le harasser.
Je me rendis compte alors d'un subit mal de ventre ; un essaim d'oiseaux qui volait dans mes entrailles, remontait jusque dans mes poumons et ma gorge pour m'empêcher de respirer.
Des points noirs commençaient à danser devant mes yeux, et probablement je me serais étouffée si Cathy n'était pas arrivée à ce moment-là, avec son rire étonné dès qu'elle me vit. Je me suis assise à ses pieds pour tenter de faire passer la douleur étrange, et j'ai pu recommencer à réfléchir un peu plus clairement. Une chose me revint immédiatement en mémoire.

Levant la tête vers Cathy, je constatai son visage triste, son sourire sincère qui était son masque, et haïs mon égoïsme. Pour moi qui n'avais encore rien perdu, il était plus simple de voir le monde en rose.

Ce jour-là j'ai su que je ne gagnerais pas toutes mes batailles.

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⏰ Dernière mise à jour : Jul 27, 2019 ⏰

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