- Tu connais la méthode ? lança le grand gaillard à Luth. Ce dernier contracta nerveusement la mâchoire et articula :
- Oui... oui. Plus je suis méconnaissable, et plus ça paye. Il ajouta : « Et le minimum, c'est quoi ? »
- La boule à zéro, une cicatrice, et deux tatouages. Tout ça sur le visage.
Luth réfléchit quelques instants. Est-ce qu'un visage valait la peine d'être sacrifié pour une bonne paye ? Il jeta un coup d'œil à son pantalon troué et ses chaussures à moitié défoncées, puis répondit :
- Très bien... Ajoutez une deuxième cicatrice, disons, sur le nez. Et un tatouage... Un "S", sur la tempe. Luth passa une main sur son front dégarni et tenta de se persuader qu'il n'y avait pas d'autre alternative. Pas d'autre solution.
- Bien. Va t'asseoir.
Le garçon prit place sur une chaise et observa la pièce qui l'entourait. Quelques personnes, surtout des hommes, allaient et venaient, transportant avec elles des armes, des tenues et des affiches. Tout était noir. Les armes, les tenues, les affiches, les murs ; à l'image des rares visages, tous tatoués et balafrés, que Luth parvenait à distinguer. L'endroit empestait la crasse et la sueur. Ce sont donc eux les fameux criminels, se dit-il. Je m'attendais à un peu mieux. Autour de lui, quelques bruits de pas rythmaient un silence pesant. Il soupira. S'il n'avait pas été aussi incertain, il se serait dit qu'une nouvelle vie s'offrait à lui.
Après plusieurs minutes à attendre que le temps passe plus rapidement, Luth entendit une voix grommeler dans son dos : « Lève-toi, l'nouveau. » Ce dernier, surpris, s'exécuta et se retourna. Une femme d'une cinquantaine d'années le toisait de son regard perçant. Trois cicatrices énormes lui barraient le visage. Était-ce donc elle qui était chargée de lui... faire une beauté ?
« Tu connais la méthode ? », lui demanda-t-on pour la deuxième fois. Luth haussa les sourcils. Il s'attendait à recevoir la visite d'un éventuel médecin, qui l'informerait qu'il n'y avait pas de quoi s'en faire, que l'opération allait très bien se passer. La femme continua : « Je vais t'endormir, et t'amener chez Le Tatoueur. C'est un gars important, les merdeux n'ont pas le droit d'le voir. » Sitôt après avoir prononcé ce dernier mot, la femme arma un poing qu'elle projeta vers le visage du garçon. Obéissant à ses réflexes, ce dernier recula brusquement et leva ses mains pour se protéger. Le coup vint heurter violemment son avant-bras. Il ne put s'empêcher de marmonner :
« Vous savez endormir les gens, vous... ». Le visage de son interlocutrice se crispa de colère. Décidemment, ces personnes n'ont pas beaucoup de patience. Elle l'empoigna par le col et le plaqua contre le mur le plus proche. Luth pouvait sentir son haleine fétide, et l'odeur de transpiration qui s'émanait de ses cheveux. Voilà donc ma nouvelle famille. La femme ouvrit la bouche, et finit par lâcher :
« On recommence merdeux. Mais cette fois-ci, tu ne bouges pas. À moins que tu ne tiennes à garder les yeux grands ouverts quand on te tailladera le visage. » Luth se tint les mains et ferma les yeux. Dans deux heures c'est fini, se dit-il, dans deux heures, je ressemblerai à tous ces connards et on n'en parlera plus. Il lança :
« Je suis p... »
Une douleur fulgurante le fit taire soudainement, puis, le noir. Encore lui. Quelques bribes de voix. Une odeur de sang. Mais le noir englobait sans peine ces sursauts de réalité.
* * *
Lorsque Luth se réveilla, il fut surpris de constater qu'on l'avait allongé dans un lit. Tout lui revint en mémoire : la garce qui l'avait assommé, les cicatrices qu'on lui avait promises, et ce nom. Le tatoueur. Luth approcha prudemment la main de son visage, et palpa de nouveaux reliefs qui marqueraient certainement sa figure à jamais. Ses cheveux, déjà en chute libre depuis la fin de son adolescence, n'existaient tout simplement plus. Seule sa barbe était « intacte ». Il se redressa avec peine, et regarda autour de lui. Une vingtaine de lits, tous défaits, occupaient la majeure partie de la pièce, - certainement un dortoir. En face de lui, une porte donnait sur ce qu'il supposa être la salle de bain. Il se dirigea vers cette dernière, à la recherche d'un éventuel miroir, qui pourrait lui fournir des informations plus précises sur l'état de son faciès. Luth poussa la porte. Une grande glace lui faisait face. Il alluma l'interrupteur et contempla son reflet avec stupeur et admiration. Un chauve, barbu, tatoué à l'arrache, et complètement esquinté. Voilà quels étaient les premiers mots que Luth Karrër aurait employé pour se décrire. « Chauve » et « barbu », à vrai dire, il s'y attendait. Concernant le « tatoué à l'arrache », les mots étaient plus que faibles. Sérieusement, ils appellent ce gars « Le tatoueur » pensa Luth. On dirait qu'un gamin m'a renversé de la peinture sur le visage. Et pour les balafres, ils avaient fait du beau travail. Tout dépend, bien entendu, de ce que le commun des mortels entend par « beau ». Il ne l'avait pas remarqué lorsqu'il s'était palpé le visage, mais son nez avait été légèrement tordu. Autour de ce dernier, des entailles encore fraiches ajoutaient un peu d'horreur à ce tableau déjà sinistre.La porte du dortoir s'ouvrit.
« Monsieur Karrër ? lança une voix étrangement douce, à l'autre bout de la pièce.
- Hum...Oui ? répondit l'intéressé, encore sous le choc de sa transformation.
- Approchez s'il vous plaît. »
Luth se dirigea lentement vers la voix et aperçut un homme de grande taille, flanqué de deux autres personnes à la grande carrure, certainement des gardes. Ils tiraient un visage sérieux, quoique légèrement ennuyé. Chacun d'eux portait un fusil, nonchalamment posé sur leur épaule. Entre eux, l'homme qui avait adressé la parole à Luth abordait un costume-cravate, et, en dépit de la luminosité faible, de grandes lunettes de soleil, qui cachaient son visage anormalement lisse et régulier. Ce gars doit certainement être le chef, pensa le garçon, et on l'a épargné des balafres réglementaires.
« Bienvenue chez les Nazcars Luth. Je vois que tu as pris connaissance de ton... nouveau physique. » Légère pose. « J'imagine que tu as entendu parler de notre façon de procéder. »
Luth regarda l'homme dans les yeux. Ou du moins, il fixa une direction qu'il estima être les yeux de son interlocuteur. Ne pas trembler. Ne pas bafouiller. Ce sont les premiers instants d'un contact qui font toute la différence, qui définissent les rapports de force. L'homme étira ses lèvres en un sourire perturbant, et continua :
« On tue, on pille, on kidnappe, à vrai dire, un peu tout le monde. Les politiques, les enfants, les gens normaux. Avec l'argent, on achète des armes, des munitions, et on fait vivre tout le beau monde que tu as pu apercevoir à ton arrivée. Dans un premier temps, tu vas être envoyé sur le terrain avec des balles à blanc. On étudiera tes comportements et tes réactions. Et si tout se passe bien, tu auras droit à un joujou. Mais Ted t'expliquera tout cela avec bien plus de précisions. Au fait, je ne me suis pas présenté. Je suis Stan, directeur des activités Nazcars dans ce secteur. » L'homme tendit une main à Luth, qui la serra, méfiant. Tout cela n'avait aucun sens. Comment ces gars, en pillant deux-trois magasins, arrivaient à nourrir des centaines voire des milliers de gens sur le continent, et à les payer aussi grassement. C'était tout bonnement absurde. Et ce Ted. Encore un nom en attente de visage. Luth se promit de trouver des réponses à ses interrogations.
Stan sortit ensuite une feuille et un stylo de son sac. Il tendit la feuille à Luth, et demanda, sans dissimuler son plaisir : « c'est bien toi ? ». L'intéressé prit la feuille dans sa main et regarda, soudain pétrifié, les informations qu'elle contenait. Une photo de lui, avant qu'on lui charcute le visage, était collée proprement en haut à gauche. En dessous, toutes les informations le concernant ; date et lieu de naissance, taille, nom des parents... étaient rédigées clairement. Luth sentit sa main trembler :
« Où avez-vous eu tout ça... ? souffla-t-il, tentant de se contrôler. Impossible. C'était purement et simplement impossible. Les seules personnes à qui il avait fourni ces informations étaient... le gouvernement. Pour le recensement identitaire qui avait lieu tous les deux ans. Et s'ils étaient venus chez lui ? Et... Non. C'était inconcevable. Luth approcha la feuille de son torse et regarda son nouveau directeur, médusé.
- Donc c'est bien toi, acheva Stan avec satisfaction. Il tendit une main ouverte vers Luth. Ce dernier serra la feuille contre lui encore plus fort, sans ciller. »
« Donne-moi ça mon garçon. » Stan parlait d'une voix calme, mais ferme. Derrière lui, les deux soldats touchaient machinalement la crosse de leur fusil. Luth rendit la précieuse feuille, à contrecœur. Le directeur sourit à nouveau. Un sourire froid, qui signifiait clairement qu'il était en position de supériorité. Luth se dit que décidément, les sourires de cet homme véhiculaient tout sauf de la chaleur humaine. Il frémit.
« Bien. Suis-moi. Tu vas rencontrer Teddy, c'est un chic type. » Luth emboîta le pas à celui qu'il décida d'appeler intérieurement Satan, vers un lieu qui pourrait sans nul doute concurrencer l'enfer. Après tout, Stan, Satan, il n'y a qu'une lettre de différence entre les deux noms. Restait à espérer que le prénommé Ted ferait honneur à sa réputation.
VOUS LISEZ
Double-Veste.
General FictionLes histoires d'amour qui sillonnent le monde de Wattpad vous ennuient ? Alors plongez dans un monde où manipulation est la mère loi. Un monde où la frontière entre criminels et politique est de plus en plus faible, et où Luth Karrër, 28 ans, va app...