Chapitre | 2

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- Janvier 2032 -

- J'en sais rien, Anton ! Me hurlait ma mère depuis le salon. Dépêche-toi, on va être en retard !

Je me résignai à enfiler la première chose venue, autre que mon antique tee-shirt noir des Imagine Dragons, avant de dévaler les escaliers pour rejoindre ma mère.
Une fois dehors, elle claqua la porte et donna deux tours de clé, puis s'engouffra dans notre ancestrale Peugeot 208. Le moteur crachota quelques instants avant d'enfin se décider à démarrer.

Notre petite famille faisait plutôt tâche, lorsque nous nous rendions dans le centre-ville. Enfin, si l'on considérait les deux personnes que nous étions comme une famille.Les voitures des autres, elles étaient différentes. La plupart n'avaient même plus besoin de chauffeur et étaient toutes électriques. Posséder un tel véhicule indiquait appartenir à une certaine classe sociale. Notre vieille guimbarde à moteur indiquait clairement à laquelle on appartenait.
Nous vivions à la périphérie de la ville, dans les quartiers les plus pauvres, sans que ceux-ci soient réputés comme mal-famés.
J'avais toujours connu notre petite bicoque de briques rouges, dans laquelle j'avais grandi et passé toute mon adolescence. Elle tenait debout, vaille que vaille.

- Conneries de voitures automatiques ! S'énerve ma mère en tapant sur son volant.

- C'est bon, maman, tentais-je de la calmer. On va arriver à l'heure.

Ce furent les seuls mots que nous avions échangés des trente minutes de trajet.
L'atmosphère était tendue, presque irrespirable malgré la température glaciale. Le chauffage ne fonctionnait plus, dans notre voiture. Nous étions tous les deux aussi stressés l'un que l'autre. Ma mère, concentrée sur sa conduite, et moi, les yeux fixant le vide, ne sachant quel comportement adopter face à la situation à venir. Je n'en avais pas dormi de la nuit. Nous allions le revoir.

Un freinage brusque me sortit de ma rêverie. Les pneus avaient crissé sur le bitume et notre voiture s'était immobilisée à quelques millimètres de l'humanoïde qui faisait la circulation ; les feux étant en panne à ce carrefour.

- Foutus robots, marmonna ma mère.

Enfin, ce fut à notre tour de passer. La boule qui avait déjà pris place dans mon estomac sembla remonter dans ma gorge et vouloir sortir lorsque j'aperçus le palais de justice de la ville voisine de la notre, mais j'inspirais un grand coup et me forçais à rester calme.

J'analysais le profil de ma mère : ses traits étaient beaucoup plus durs que d'habitude, comme si elle s'était blindée, préparée à cette rencontre. Son nez fin semblait froncé de dédain et un pli que je lui avais rarement vu barrait une partie de son front.

Elle gara la voiture avec brusquerie et claqua sa portière encore plus fort lorsque nous en descendîmes.

Mes poings étaient serrés dans le fond de mes poches et mon menton rentré dans le col de mon manteau lorsque nos pieds entamèrent l'ascension de la cinquantaine de marches menant au bâtiment ancien.

Le regard que les yeux gris acier de ma mère me lancèrent me redonna courage, et je franchis les portes en premier, me dirigeant vers le hall d'accueil.

- Bonjour, m'adressais-je directement à la réceptionniste. Nous sommes Trana et Anton Mugler.

- Un instant, s'il vous plait, me fit-elle signe de patienter.

Je n'en voyais pas souvent, et j'interagissais encore moins avec eux, mais je ne manquais pas d'être fasciné chaque fois que cela se produisait. On pourrait presque confondre les humanoïdes avec les humains, si ce n'était la petite pastille bleue, brillante, au centre de leur front.
Ils étaient apparus dans notre sociétés une bonne dizaine d'années auparavant. Au départ, ils faisaient uniquement les activités dont les humains ne voulaient plus, puis, peu à peu, il étaient presque devenus des membres à part entière de notre société. Presque.
Car si la plupart des familles aisées possédaient un humanoïde pour faire leur ménage ou bien garder leurs enfants, ceux-ci avaient un coût. Vraiment élevé, et nous ne pouvions pas nous le permettre. Aucun de nos voisins n'en avait, d'ailleurs.

- Veuillez me suivre, s'il vous plaît, murmura la « jeune-femme », dont la voix n'était même pas robotique.

Les couloirs de marbre grinçaient sous mes baskets et claquaient sous les talons de la mère.
Après plusieurs ascenseurs et couloirs, enfin, ou déjà, on nous guida vers un petit salon. Nous y pénétrâmes prudemment.

Il était assis là, et son visage se fendit d'un faux sourire en nous voyant arriver. Il s'était presque bien habillé pour l'occasion, et ses menottes, qui le maintenaient au canapé, l'empêchaient même de se lever.

Nous nous assîmes face à lui. Une rage sourde battait en moi, et je serrai mes mains de toutes mes forces, blanchissant mes phalanges, me retenant de me jeter sur lui.

- Bonjour, déclara-t-il finalement d'une voix rauque.

Cette voix... je luttais de toutes mes forces pour ne pas replonger dans mes souvenirs.

- Bonjour, Marc, répondit ma mère plus froidement que jamais.

Je ne bougeais pas de mon siège, comme paralysé.

- Pouvons-nous directement passer à l'accord ?

L'homme qui avait parlé, légèrement en retrait, portait un costume cravate et se tenait aussi raide qu'un piquet. Je ne l'avais même pas remarqué, au premier abord. Il devait s'agir de son avocat.
Il embraya après un hochement de tête de ma mère.

- Bien, tout est écrit sur le papier, comme nous avions conclu par téléphone. Il ne vous reste qu'à signer, et, bien sûr, à vous serrer la main.

Elle se racla la gorge.

- Vous permettez que je le relise ? Demanda-t- elle en se saisissant de la feuille et du stylo que lui tendait l'autre.

- Évidemment.

Pendant les minutes qui suivirent, le silence était si pesant qu'il semblait taper du marteau contre ma boîte crânienne. Je gardais les yeux fixés sur mes chaussures usées. Je savais que si je croisais le regard de l'homme en face de moi, je ne pourrais pas me contrôler.
Enfin, j'entendis le stylo gratter le papier. Elle avait signé. Il l'avait déjà fait. Après plus d'une année de combat, enfin, nous obtenions gain de cause.
Il ne leur restait plus qu'à se serrer la main, et Dieu savait qu'il ne s'agissait pas de la partie la plus simple de l'entrevue, loin de là.

Comme un automate, ma mère se leva et rendit le papier à l'avocat. Comme un automate, je me mis debout à mon tour, et j'effectuai moi aussi les quelques pas qui nous séparaient de lui.
Elle le fixa longuement. La haine émanait de tous ses pores. Des miens plus encore.

Ce fut lui qui éleva sa grosse main en premier, cette main que je connaissais si bien.
Je pouvais presque sentir, littéralement, la rage et le rebut de ma mère. Mais elle le fit. Sans trembler, elle porta sa main à la sienne et la serra, moins d'une seconde.
L'avocat brisa à nouveau le silence :

-Bien, madame, messieurs, l'accord étant conclu, je ne vous retiendrais pas plus longtemps !

Ma mère se dirigeait déjà vers la porte, mais je ne pouvais plus bouger. Enfin, je relevai les yeux. Ils se heurtèrent au bleu nuit des siens. Ses yeux étaient tellement semblables aux miens qu'il aurait pu s'agir d'un miroir. En les voyant, les images resurgirent dans mon esprit.

- Anton !

Sa voix avait claqué, puissante et apeurée à la fois.
Sans m'en rentre compte, j'avais réduit la distance qui nous séparait à quelques centimètres.

Il me fallut un temps pour me reprendre, mais j'y parviens.
Je me détachai enfin de lui, fis demi-tour et quittai la pièce, sans y avoir prononcé un seul mot.

- Désolé, maman, lâchais-je finalement une fois dans l'ascenseur.

- Tu as su te contrôler bien plus que je ne le pensais.

Malgré la situation, nous échangeâmes un sourire léger, nous laissant aller jusqu'au rez-de chaussée de l'immeuble avant de quitter le bâtiment.

Une pastille bleue en AutomneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant