Le jour où j'ai scellé ton destin

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Cela fait près d'un an que nous sommes barricadés dans cette maison. Les fenêtres ont été condamnées, la lumière du jour n'y pénètre plus. Il fait si froid, si sombre, l'air a du mal à circuler, il est devenu vicié. Chaque fois que quelqu'un ouvre la porte, un nuage de poussière se soulève. Toutes les pièces empestent. Je suis au bord de la folie, ma captivité au prix de la liberté de notre peuple n'est plus un argument suffisant. Pourquoi n'ai-je pas encore basculé dans la démence me demanderez-vous ? C'est très simple, c'est elle qui m'en empêche. Lorsqu'elle entre dans une pièce, sa présence illumine la salle toute entière. Sa pureté est une bouffée d'oxygène dans cet enfer, sa chevelure brune calme mes nuits torturées. Son sourire est un appel à l'espièglerie, ses yeux, des perles qui brillent de mille feux. Elle a dix-sept ans, j'en ai vingt-deux, elle est noble, je suis révolutionnaire, elle est captive, je suis son geôlier.

Sortant de la chambre devant laquelle je l'attends depuis plusieurs heures, elle pose un regard malicieux sur moi. Je lui rends son sourire, du moins en apparence, au fond de moi, mon âme est brisée. Anastasia, si seulement tu savais, tu es le fruit défendu, celui qui me fait hésiter entre fidélité à ma patrie et passion dévorante. Tu ne m'as rien promis, jamais nos lèvres ne se sont effleurées, pourtant je serais prêt à tous les sacrifices pour toi.
"Aleksey, pourquoi désiriez-vous me voir ?"
Je t'en supplie, ne prononce pas mon nom avec tant de sensualité. S'il te plait ne me pousse pas à commettre l'irréparable. Mon corps tout entier brûle de désire pour toi. Pourquoi, dis-moi pourquoi tu revêts toujours ta plus belle robe et ce collier de perle qui met en valeur ton cou si délicat lorsque tu viens me voir. J'aimerai que mes baisers viennent mourir dans ta nuque si pâle, si belle. Elle me tend la main pensant que je veux l'inviter à danser comme nous l'avons secrètement fait tant de fois auparavant. Pas cette nuit mon amour j'en suis navré.

"-Pas ce soir mademoiselle Romanov. Je ... il faut que je vous dise quelque chose". Son regard perçant se teinte de surprise. Ma décision est prise, cet océan de pureté n'a rien à voir avec les actions de son père. Si le sang de Nicola coule dans les veines d'Anastasia, ce sont deux personnes distinctes. Le nouveau régime ne peut condamner la fille pour les déboires du père. Comment Lénine peut-il diaboliser cette princesse si frêle, si fragile ? L'ordre est tombé ce matin, la lettre venait de Saint Pétersbourg. Seules deux phrases étaient inscrites, froidement, comme s'il s'agissait d'un ordre banal. Deux phrases qui ont arraché mon cœur : "exécution : toute la famille. Ce soir, la cave." Le choc avait été sans appel, j'avais eu du mal à garder ma contenance face à mes frères d'arme qui riaient de façon ostentatoire. Tel des bêtes sauvages, ils veulent que le sang coule, n'importe quel sang, celui du coupable, celui des innocents. Leurs bas instincts étouffaient ma souffrance. Je me suis engagé dans la Tchéka sur un coup de tête, par besoin de reconnaissance, je voulais être adulé, qu'on me voit. Aujourd'hui, je me rends compte que je n'ai pas besoin de briller aux yeux d'un peuple entier, seulement à ceux d'une seule femme. Ironie du sort, la seule personne que je désire a déjà un pied dans la tombe. Ce soir, le regard incandescent d'Anastasia menace de s'éteindre.

Si seulement les autres pouvaient apercevoir ce que je vois en elle. Mais puis-je leur tenir vraiment rigueur de leur ignorance ? Il y a quelques mois à peine, je voyais moi aussi la jeune princesse comme une bourgeoise suffisante. Ce soir d'hiver glacial a tout changé. Alors que je patrouillais, une voix à la fois douce et brisée fit écho au silence nocturne. Intrigué, j'avais suivi cette mélodie obsédante. Ma douce muse chantait, recroquevillée sur son lit, en pleurs. Etait-ce la magie de sa voix ou la fatigue de longs mois enfermé dans cette cage ? Je ne le saurai jamais. Pourtant ce soir-là, j'avais été pris de pitié pour cette fille qui semblait soudain si vulnérable. Remarquant ma présence, elle avait honteusement séché ses larmes, les joues en feu. Un besoin irrépressible de consoler cette douce colombe m'avait subitement saisi. Ne brisant à aucun moment la magie du silence, je lui avais humblement tendu la main l'invitant à danser, et, dans sa folie, elle accepta. S'en suivi une chorégraphie lente, chaque mouvement dégageait une intensité sans pareille. Cette valse fut la première d'une longue série de moments interdit échangés à l'abris du regard moqueur de la lune.

Ce soir, la magie de ces instants volés vacille, tout se joue maintenant. Si Anastasia vit, ils deviendront un avenir prometteur, si elle meurt, ils se mueront en amers regrets. J'ouvre la bouche pour lui dire de me suivre, qu'il faut s'enfuir. Ma gorge s'assèche, les mots me manquent, et si elle ne me croit pas ? Après tout je fais partie de ses bourreaux. Je l'ai retenu captive une année durant, en plus de quoi j'ai l'audace de me prendre à rêver d'un avenir meilleur pour elle, d'un avenir meilleur pour nous. Mon cœur bat désormais la chamade, ne suis-je pas qu'un fou ? Alksey le soldat qui a forcé la jeune princesse à rester cloîtrée dans ce manoir, mais qui a le cœur brisé lorsqu'un destin prévisible vient frapper sa douce. Aleksey le roturier qui s'éprend d'une colombe inatteignable. Aleksey qui croit que cette jeune fille éprouve la même chose que lui à son égard. Si vous aviez été dans un monde libre, aurait-elle daigné poser le regard sur toi ? Ce n'est pas le moment de douter, ne sois pas égoïste, tu fais ça pour le bien de celle que tu aimes, peu importe ce qu'elle ressent à ton égard. Nous avons déjà perdu trop de temps. Je m'apprête à tout lui avouer mais le craquement du parquet étouffe les sons qui naissent dans ma gorge. Une silhouette massive se dessine derrière Anatasia, Oleg, mon supérieur. Celui-ci me lance un regard dubitatif. Je devine ses pensées : "pourquoi prends-tu tant de temps ? Les autres sont déjà en bas." J'ai envie de crier, de m'opposer à lui de kidnapper ma douce sous ses yeux médusés. il faut se rendre à l'évidence, je suis bien trop lâche pour agir ainsi. En m'engageant, je voulais devenir valeureux, regardez-moi, je prétends sauver une nation mais je ne suis pas capable ne serait-ce-que de protéger une simple femme.

"-Suivez-moi princesse."

Sur ces mots, Oleg saisi fermement le poignet d'Anastasia et l'emmène loin de moi. Je la regarde s'éloigner, se jeter dans la gueule de son destin, écœuré par ma propre couardise. Je ne suis qu'un faible, un minable. Je pose un dernier regard sur ta silhouette parfaite, plus rien ne sera jamais pareil sans toi : Anastasia.

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