Perdue de vue

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Ses yeux d'acier se plongent dans leur propre reflet, son coeur se soulève frénétiquement. Son psychologue lui a dit que ça irait, que c'était sans dangers, la pilule sera bientôt lancée sur le marché. Il a spécifié que les autres "cobayes" n'avaient pas subi d'effets secondaires. Une bouffée d'air humide vient embuer le miroir alors qu'elle expire. Est-ce-là le sens de sa vie ? Être un simple test, un vulgaire éclaireur qui se jette à corps perdu dans une expérience en espérant que cela puisse aider d'autres sujets pathétiques ? Selon l'analyste, il n'y a pas d'autres choix, sa thérapie stagne depuis plusieurs mois déjà et elle refuse de se plonger au coeur d'elle-même. Elle ne lui a jamais confessé à quel point elle a peur d'y découvrir une personne à qui aucun être humain ne voudrait donner de l'amour. Et si cette enveloppe charnelle renfermait une harpie ? Aurait-elle la force de la combattre ? De s'affronter ? Question futile, elle avait déjà trop peur de simplement se tourner vers elle-même. Ses mains se crispent contre la porcelaine de son lavabo. Elle préférait laisser la gélule palier à cette faiblesse. Elle regarda une dernière fois l'emballage, puis, les yeux clôt, ingéra l'unique cachet qu'il renferme. La morsure de l'eau froide coula peu à peu au fond de sa gorge, laissant derrière elle un arrière-goût de dentifrice provenant sans doute son verre à dent. Si le médecin avait dit que c'était sans danger, c'est qu'il le pensait n'est-ce-pas ? Elle laisse le slogan accrocheur du produit s'imprimer en elle : "Renouez avec vous-même".

Sa gorge se serra de plus en plus, elle n'arrivait pas à se détendre. N'était-ce pas trop risqué de se lancer dans ce pari fou ? Une gélule pour renouer avec soi-même, cela ressemblait à de la poudre de fée. Petit à petit, elle réalisa qu'elle s'était fait avoir, qu'un odieux charlatan avait profité de sa faiblesse pour de l'argent. L'homme à qui elle avait confessé ses démons pendant des heures, celui à qui elle avait fait confiance, l'avait donnée en pâture pour quelques billets à peine. Sa mâchoire se crispa à cette pensée, l'intégralité des muscles de son corps étaient sous tension. Elle devait se calmer, elle devait trouver le moyen de canaliser toute cette rage pour éviter que celle-ci ne l'emporte. Elle se décida alors à se concentrer sur les tictacs de sa pendule. Des heures semblaient s'écouler entre chaque claquement de l'aiguille. Elle ne tarda pas à se perdre dans ce rythme qui résonnait à intervalles réguliers, tel un métronome. Peu à peu, la brûlure acerbe de la rage se mit à quitter son corps, devenant une douce chaleur se muant ensuite en une brise rafraîchissante.

Un frisson la parcourut, elle se crispa un instant autour de son lavabo qui craqua étrangement. Bizarre. Reprenant peu à peu contact avec le monde, elle baissa son regard, son sang se glaça. La texture de sa peau avait changé. Elle frotta ses mains rugueuses entre elles dans un bruit rocailleux. Elle releva la tête dans un craquement pour regarder son reflet grisâtre dans le miroir. Le psychologue lui avait menti, il y avait bien des effets secondaires dans cette pilule. Elle aurait dû lui en vouloir, elle aurait dû se sentir flouée. Elle ne pouvait pas, ses pensées étaient tournées vers, elle-même, elle ne pouvait plus reculer, l'heure fatidique était arrivée, elle se faisait enfin face. Son corps s'était changé en pierre, son regard était vide, autour d'elle tout était si froid. A force de vouloir se protéger, elle avait bâti un rideau de fer entre elle et le monde, la rendant hermétique à tous sentiments. Elle réalisa enfin qu'elle s'était menti pendant si longtemps, derrière chaque sourire s'était caché un visage impassible, derrière chaque rire avaient coulé des larmes. Sous ses mains la porcelaine paraissait soudain chaude, elle prit alors conscience que ce n'était pas l'air ambiant qui était froid, mais bien elle, qui était inerte. Tel une femme d'acier voulant tout contrôler dans sa vie voulant fuir ses sentiments, ces derniers avaient finalement été exilés de son âme. Au fur et à mesure du temps, elle avait créé un monstre, elle s'était transformée en une bête, incapable ressentir, incapable d'aimer. A force de vouloir se défendre, elle était devenue une illusion, une façade aux yeux du monde. Elle laissa un flot de larmes dévaler les sillons abrupts de son visage alors qu'elle prenait conscience du mal qu'elle s'était infligé pendant des années.

Une lueur rougeoyante la tira de son enfermement, puis une deuxième, puis une troisième. Une odeur de brûlé lui monta au nez. Elle baissa les yeux pour apercevoir la source de cette lumière, ça venait de sa propre poitrine. Plus la lueur apparaissait, plus elle s'intensifiait, et plus la chaleur commençait à monter en elle. De la fumée commença à se dégager de son corps, un feu caniculaire s'empara d'elle. Que lui arrivait-t-il ? La brûlure devint douloureuse, presque insoutenable. Avec stupeur, elle vit son corps commencer à fondre, ce qu'elle croyait être de la pierre semblait en réalité être de la lave. La panique s'empara d'elle, impuissante, elle ne put qu'assister à la liquéfaction de son enveloppe charnelle. Une fumée aveuglante envahit la salle de bain et dans un cri de rage, elle se laissa aller à son destin.

La vapeur commençait à disparaître. Il était impossible de deviner qu'une personne s'était tenue ici quelques minutes plus tôt, il ne restait qu'une flaque crépitante au sol. A mesure que le brouillard se dissipait, une forme se dessinait au sol. Plus le temps avançait, plus ma silhouette se précisait, des plumes rougeoyantes apparurent, puis l'ombre d'un bec et de serres se dessinèrent. C'était à la fois si simple et si effrayant, elle était là, la solution à son mal-être. Il suffisait qu'elle se tourne vers elle-même pour fendre cette carapace qu'elle s'était forgée. Tout n'était pas perdu, sous ce coeur de pierre, brûlait mon feu ardent. C'est en cette soirée inoubliable que je vis le jour, moi poussin de braise. Après avoir renaquit de mes cendres, je me fis cette promesse : plus jamais je ne laisserai mon éclat faiblir, je deviendrai un phénix dont l'étincellement irradiera le monde.

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