Présentation de Charles puis d'Emma

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Charles Bovary, était un garçon de campagne, nous l'avions rencontré durant l'heure d'étude, lorsque entra le proviseur. On toqua à la porte, aussitôt le maître d'études se retourna, le proviseur entra suivi d'un élève portant un pupitre ainsi que d'un garçon d'une quinzaine d'année environ.

- «Monsieur Roger lui dit-il à mis voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail est méritant nous le verront bientôt passer dans la classe des grands, où l'appelle son âge.»

Peu à peu, ceux qui s'étaient endormit se réveillèrent et commencèrent à reprendre leur travail. Le nouveau, de son côté étudiait avec beaucoup d'application. Resté d'abord dans l'angle derrière la porte, lors de l'entrée du proviseur, il semblait marquer un vif intérêt à se démarquer des autres élèves de la classe. Il fut pour moi un ami fidèle, toujours attentionné, et n'élevant pas les tensions lorsque ces vauriens de camarades, qui constituaient le reste de la classe de cinquième, s'amusait à le bousculer dans les couloirs en répétant bêtement ce mot erroné «charbovary», survenu malencontreusement lors d'une maladresse de mon compagnon. C'était après l'heure d'étude, le premier jour de son arrivé, nous avions pour habitude de jeter dans un style assez délicat, nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite les mains plus libre. Mais soit qu'il n'eut pas remarquer cette manœuvre, ou qu'il n'eut osé s'y soumettre, la prière était finie et le nouveau tenait toujours sa casquette entre ses deux genoux. C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve tous les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin dont la laideur muette a de profondeur d'expression comme le visage d'un imbécile. Charles ne s'y fit pas reprendre deux fois, il reçut, pour manque de droiture, la punition de copier vingt fois le verbe ridiculus sum tandis que le reste de la classe, pour manque de respect envers un camarade, eut une cinquantaine de phrases à copier. Malgré cela, le nouveau restait toujours courtois, et il aurait eu tort d'en faire autrement. Le simple fait qu'il résulte d'une famille campagnarde permettait de réduire à quelques degrés l'image de sa personne et il n'en n'est pas moins déroutant d'en connaître réellement les détails. Sa mère tint à diriger ses études, et par la suite le reste de son existence, la vie trop rapidement gâchée par un simple acte religieux, semblait lui avoir donné envie de contrôler, et privilégier celle de son enfant. Le père de Charles, M. Charles-Denis-Bartholomé Bovary, ancien aide-chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires de conscription, et forcé, vers cette époque, de quitter le service, avait alors profité de ses avantages personnels pour saisir au passage une dote de soixante mille francs, qui s'offrait en la fille d'un marchand bonnetier, devenue amoureuse de sa tournure. Bel homme, hâbleur, faisant sonner haut ses éperons, portant des favoris rejoints aux moustaches, les doigts toujours garnis de bagues et habillé de couleurs voyantes, il avait l'aspect d'un brave, avec l'entrain facile d'un commis voyageur. Une fois marié, il vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme, dînant bien, se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porcelaine, ne rentrant le soir qu'après le spectacle et fréquentant les cafés. Le beau-père mourut et laissa peu de chose; le mari en fut indigné, se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans la campagne, où il voulut faire valoir. Mais, comme il ne s'entendait guère plus en culture qu'en indiennes, qu'il montait ses chevaux au lieu de les envoyer au labour, buvait son cidre en bouteilles au lieu de le vendre en barriques, mangeait les plus belles volailles de sa cour et graissait ses souliers de chasse avec le lard de ses cochons, il ne tarda point à s'apercevoir qu'il valait mieux planter là toute spéculation. Autant dire qu'il ne valait pas mieux que son fils, ou réciproquement. Moyennant deux cents francs par an, il trouva donc à louer dans un village, sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitié ferme, moitié maison de maître; et, chagrin, rongé de regrets, accusant le ciel, jaloux contre tout le monde, il s'enferma dès l'âge de quarante-cinq ans, dégoûté des hommes, disait-il, et décidé à vivre en paix. Sa femme avait été folle de lui autrefois; elle l'avait aimé avec mille servilités qui l'avaient détaché d'elle encore davantage. Enjouée jadis, expansive et tout aimante, elle était, en vieillissant, devenue (à la façon du viné venté qui se tourne en vinaigre) d'humeur difficile, piaillarde, nerveuse. Elle avait tant souffert, sans se plaindre, d'abord, quand elle le voyait courir après toutes les gotons de village et que vingt mauvais lieux le lui renvoyaient le soir, blasé et puant l'ivresse! Puis l'orgueil s'était révolté. Alors elle s'était tue, avalant sa rage dans un stoïcisme muet, qu'elle garda jusqu'à sa mort. Elle était sans cesse en courses, en affaires. Elle allait chez les avoués, chez le président, se rappelait l'échéance des billets, obtenait des retards; et, à la maison, repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait les mémoires, tandis que, sans s'inquiéter de rien, Monsieur, continuellement engourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se réveillait que pour lui dire des choses désobligeantes, restait à fumer au coin du feu, en crachant dans les cendres. Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. Rentré chez eux, le marmot fut gâté comme un prince. Sa mère le nourrissait de confitures; son père le laissait courir sans souliers, et, pour faire le philosophe, disait même qu'il pouvait bien aller tout nu, reprenant la simplicité philosophique de Diogène. Le petit était naturellement paisible. Sa mère le traînait toujours après elle; elle lui découpait des cartons, lui racontait des histoires, s'entretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries babillardes. Dans l'isolement de sa vie, elle reporta sur cette tête d'enfant toutes ses vanités éparses, brisées. Elle rêvait de hautes positions, elle le voyait déjà grand, beau, spirituel, établi, dans les ponts et chaussées ou dans la magistrature. Elle lui apprit à lire, et même lui enseigna, sur un vieux piano qu'elle avait, à chanter deux ou trois petites romances. Mais, à tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres, disait que ce n'était pas la peine! Auraient-ils jamais de quoi l'entretenir dans les écoles du gouvernement, lui acheter une charge ou un fonds de commerce? D'ailleurs, avec du toupet, un homme réussit toujours dans le monde. Madame Bovary se mordait les lèvres, et l'enfant vagabondait dans le village. Il suivait les laboureurs, et chassait, à coups de motte de terre, les corbeaux qui s'envolaient. Il mangeait des mûres le long des fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à la moisson, courait dans le bois, jouait à la marelle sous le porche de l'église les jours de pluie, et, aux grandes fêtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volée. Aussi poussa-t-il comme un chêne. Il acquit de fortes mains, de belles couleurs. À douze ans, sa mère obtint que l'on commençât ses études. On en chargea le curé. Mais les leçons étaient si courtes et si mal suivies, qu'elles ne pouvaient servir à grand-chose. C'était aux moments perdus qu'elles se donnaient, dans la sacristie, debout, à la hâte, entre un baptême et un enterrement; ou bien le curé envoyait chercher son élève après l'Angelus, quand il n'avait pas à sortir. On montait dans sa chambre, on s'installait: les moucherons et les papillons de nuit tournoyaient autour de la chandelle. Il faisait chaud, l'enfant s'endormait; et le bonhomme, s'assoupissant les mains sur son ventre, ne tardait pas à ronfler, la bouche ouverte. D'autres fois, quand M. le curé, revenant de porter le viatique à quelque malade des environs, apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, il l'appelait, le sermonnait un quart d'heure et profitait de l'occasion pour lui faire conjuguer son verbe au pied d'un arbre. La pluie venait les interrompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il était toujours content de lui, disait même que le jeune homme avait beaucoup de mémoire. Charles ne pouvait en rester là. Madame fut énergique. Honteux, ou fatigué plutôt, Monsieur céda sans résistance, et l'on attendit encore un an que le gamin eût fait sa première communion. Six mois se passèrent encore; et, l'année d'après, Charles fut définitivement envoyé au collège de Rouen, où son père l'amena lui-même, vers la fin d'octobre, à l'époque de la foire Saint-Romain.
Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui. Un garçon pareil, d'un tempérament modéré; qui jouait aux récréations, travaillait à l'étude, écoutant en classe, dormant bien au dortoir, mangeant bien au réfectoire. Il réussi toujours à se maintenir dans le milieu de la classe, cependant, n'ayant point d'ambitions, du moins personnelles, il suivit, sous la volonté de sa mère (encore), des études de médecines. Point qu'il ne fut stupide, il ne trouvait aucun intérêt aux leçons et travaillait tout comme au collège avec attention, mais sans vraiment avoir l'air de comprendre ce qu'il avait sous les yeux. Il échoua à son premier examen, sa mère, qui le soir même l'attendait pour fêter son succès accusa l'injustice des examinateurs.

Madame Bovary ou changements des mœurs de provincesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant