Rodolphe Boulanger

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Le frère était parti, sans rien craindre davantage, mais il ignorait qu'un jour, l'un des clients de Charles, serait la cause d'une nouvelle fatalité.

Le lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parut enveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément sur l'extérieur des choses, et le chagrin s'engouffrait dans son âme avec des hurlements doux, comme fait le vent d'hiver dans les châteaux abandonnés. C'était cette rêverie que l'on a sur ce quine reviendra plus, la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli, cette douleur enfin que vous apportent l'interruption de tout mouvement accoutumé, la cessation brusque d'une vibration prolongée. Puis tout recommença comme à Tostes, Charles ne savait plus quoi faire. Il s'entretint quelque peu avec sa mère qui lui répondit:

– Sais-tu ce qu'il faudrait à ta femme? Ce seraient des occupations forcées, des ouvrages manuels! Si elle était comme tant d'autres, contrainte à gagner son pain, elle n'aurait pas ces vapeurs-là, qui lui viennent d'un tas d'idées qu'elle se fourre dans la tête, et du désœuvrement où elle vit.
– Pourtant elle s'occupe, disait Charles.
– Ah! elle s'occupe! À quoi donc? À lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu'un qui n'a pas de religion finit toujours par tourner mal.

Mais Charles ne l'écoutait pas...

Une semaine avant le début des comices, annoncé par M. Homais, Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s'y mettait souvent: la fenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade), et elle s'amusait à considérer la cohue des rustres, lorsqu'elle aperçut un monsieur vêtu d'une redingote de velours vert. Il était ganté de gants jaunes, quoiqu'il fût chaussé de fortes guêtres; et il se dirigeait vers la maison du médecin, suivi d'un paysan marchant la tête basse d'un air tout réfléchi.
– Puis-je voir Monsieur? demanda-t-il à Justin, qui causait sur le seuil avec Nastasie.
Et, le prenant pour le domestique de la maison:
–Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger de la Huchette est là.
Ce n'était point par vanité territoriale que le nouvel arrivant avait ajouté à son nom la particule, mais afin de se faire mieux connaître. La Huchette, en effet, était un domaine près d'Yonville, dont il venait d'acquérir le château, avec deux fermes qu'il cultivait lui-même, sans trop se gêner cependant. Il vivait en garçon, et passait pour avoir au moins quinze mille livres de rentes!
Charles entra dans la salle. M. Boulanger lui présenta son homme, qui voulait être saigné parce qu'il éprouvait des fourmis le long du corps.
– Ça me purgera, objectait-il à tous les raisonnements.
Bovary commanda donc d'apporter une bande et une cuvette, et pria Justin de la soutenir. Puis, s'adressant au villageois déjà blême:

– N'ayez point peur, mon brave.
– Non, non, répondit l'autre, marchez toujours!
Et, d'un air fanfaron, il tendit son gros bras. Sous la piqûre de la lancette, le sang jaillit et alla s'éclabousser contre la glace.
– Approche le vase! exclama Charles.
Guête! disait le paysan, on jurerait une petite fontaine qui coule! Comme j'ai le sang rouge! ce doit être bon signe, n'est-ce pas?
–Quelquefois, reprit l'officier de santé, l'on n'éprouve rien au commencement, puis la syncope se déclare, et plus particulièrement chez les gens bien constitués, comme celui-ci.
Le campagnard, à ces mots, lâcha l'étui qu'il tournait entre ses doigts. Une saccade de ses épaules fit craquer le dossier de la chaise. Son chapeau tomba.
– Je m'en doutais, dit Bovary en appliquant son doigt sur la veine.
La cuvette commençait à trembler aux mains de Justin; ses genoux chancelèrent, il devint pâle.
– Ma femme! ma femme! appela Charles.
D'un bond, elle descendit l'escalier.
– Du vinaigre! criat-il. Ah! mon Dieu, deux à la fois!
Et, dans son émotion, il avait peine à poser la compresse.
– Ce n'est rien, disait tout tranquillement M. Boulanger, tandis qu'il prenait Justin entre ses bras.
Et il l'assit sur la table, lui appuyant le dos contre la muraille.
Madame Bovary se mit à lui retirer sa cravate. Il y avait un nœud aux cordons de la chemise; elle resta quelques minutes à remuer ses doigts légers dans le cou du jeune garçon; ensuite elle versa du vinaigre sur son mouchoir de batiste; elle lui en mouillait les tempes à petits coups et elle soufflait dessus, délicatement.
Le charretier se réveilla; mais la syncope de Justin durait encore, et ses prunelles disparaissaient dans leur sclérotique pâle, comme des fleurs bleues dans du lait.

Madame Bovary ou changements des mœurs de provincesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant