Je ne sais pas si je dois avoir peur ou prendre pitié de cet homme. Il est bien trop marqué par la vie, usé autour des yeux. Il a bien plus de cicatrices que n'importe qui ici. C'est peut-être pour ça que c'est le chef. Il en a vécu bien plus que tout le monde, il connaît cet endroit mieux que n'importe qui. Et tout ça se lit rien que dans ses yeux. Je suis désolée pour toi mon vieux, tu es sans doute ici depuis bien trop longtemps que ne peut le supporter le cerveau humain.
-Il est midi. Pour ton premier jour en cuisine on va faire simple, va ramasser avec Geremia et Daney les couverts de la table de Monsieur et de sa famille.
-Oui chef.
Deux femmes, Geremia et Daney je suppose, viennent le rejoindre et m'indiquent la direction grâce à leurs pas.
-Nous n'avons pas le droit de parler dans les couloirs me chuchote Geremia.
Elle doit avoir à peu près mon âge cette fille au contraire de sa camarade Daney qui approche à mon avis de la soixantaine.
En silence, nous nous déplaçons jusqu'à une grande salle garnie de nombreuses couleurs. De longues tentures tombent du plafond. La table est ornée de couverts flamboyants et d'une décoration d'une valeur inestimable.
Ils sont trois à table. Monsieur, Madame et leur fils. Ils parlent entre eux comme si nous n'étions pas présentes. Nous ne sommes sous leurs yeux que des machines, des robots sans âmes ni sentiments. Des choses qu'ils n'ont même pas besoin de payer ni de traiter : des esclaves.
Je ramasse les assiettes tout en pensant à ma rue, ma douce rue mélancolique. Une assiette, deux fourchettes, deux couteaux et, ainsi de suite, j'empile de plus en plus sur mes frêles bras pendant que mes camarades débarrassent les plats et les décorations de table. Il n'en reste plus qu'une quand je m'approche près du fils de Monsieur et Madame. Je n'ai pas le temps ni le droit de réagir quand je sens les pieds de ce marmot cogner contre mes jambes pour me faire tomber.
Monsieur se lève alors furibond et me gifle maintes et maintes fois sans un mot. La peur me quitte, la douleur aussi. Plus le nombre de gifles augmente, moins je ressens la douleur qu'il m'inflige. Droite comme un « i », je regarde Monsieur droit dans les yeux sans flancher. Je n'ai pas le droit de lui montrer ce que je peux ressentir. Je veux lui faire croire que je ne ressens rien, que peu importe le nombre de fois qu'il me frappera, je ne tomberai pas. Il ne s'imagine pas à qui il s'en prend ce Sans Cheveux. Je suis plus forte que lui, sa femme, son fils et sa belle maison qui n'ont jamais rien vu d'autre que l'or.
Fier de lui, son fils se lève et s'en va en chantonnant, courant dans les escaliers qui mènent à sa chambre. J'espère de toutes mes forces que cette andouille va chuter dans les escaliers.
J'ai à peine le temps d'avoir la pensée de sa chute qui me traverse l'esprit que l'idiot dégringole chaque marche d'escalier sans aucun moyen de se rattraper.
Je finis de débarrasser la table, fière que mes espérances se soient réalisées et je m'en vais dévisageant au passage le fils couvert de larmes. Il échange avec moi un regard assassin mais n'en dit rien à ses parents.
On n'a que ce que l'on mérite mon petit. Je quitte la pièce fièrement faisant dandiner les boucles de mes cheveux sur mes épaules.
Je rejoins la cuisine lentement, sur mes gardes. J'entends un brouhaha terrible. Des couverts volent, des plats chutent, des cris retentissent.
-Où est cette sale gosse ?
A peine entrée, je me fais saisir par les épaules et secouer.
-Mais comment oses-tu? Comment oses-tu te comporter de la sorte? Tu n'as rien compris ? Tu n'existes pas, tu dis disparaître quand tu vas débarrasser! me hurle Roger.
-Je ne veux plus de toi, demain tu vas avec l'équipe en charge de l'approvisionnement.
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Naya
Short StoryJ'aurais voulu raconter mon histoire au monde entier. Être capable de prouver que l'esclavagisme existe sous toutes les formes et que parfois, je ne sais par quel miracle, les forces sont de notre côté malgré la vie chavirante que nous pouvons mener...