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« La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés »

Antonio Gramsci

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Mon regard va et vient entre l'heure en bas à droite de l'écran et les onglets ouverts sur mon navigateur. Youtube, Facebook, Twitter, ma boite mail, la clique habituelle. J'attends que tout s'agite un peu, passe de l'un à l'autre et je tourne la molette en pensant qu'elle a dû s'en taper des kilomètres, cette molette. Les kilomètres du vide absolu, le marathon de la glande. Sur Twitter, au rang des hashtags tendance figurent de nombreux délires sur des émissions de télé pathétiques, une indignation globalisée que suscitent une journaliste et ses propos homophobes et, juste après, #BourseFormation, le hashtag officiel de la nouvelle loi concernant les personnes sans emploi. Je clique. Cette loi, nouvelle preuve que le gouvernement désespère face aux treize millions de chômeurs, encourage avec un accès à une bourse l'inscription à des formations ou stages proposés par l'agence Pole-Emploi. Quelques intellectuels gueulent au sujet de ce dispositif sur des sites de presse, reprochant à ces stages d'être gérés par les secteurs privés et certains de ressembler à des emplois déguisés. En bref, tu bosses comme un salarié mais pour une bourse de trois-cents euros sur six semaines. Le seul problème, c'est qu'en cas de refus, on te sucre tes maigres indemnités chômage.

Putain. Faites que ce monde s'écroule. Mais quand je vois le petit (2) apparaître sur ma boite mail, je me dis que c'est pas demain la veille...

Je clique instinctivement sur l'onglet. Au bout de trois ans d'oisiveté, c'est fou comme tu te sens isolé, et même un spam te fournit ta dose d'interaction sociale.

Le premier vient de mon père.

Hey Sylvain. Richard m'a filé ça, ça peut peut-être t'intéresser ?

Une offre de chef de projet technique dans une grosse boite qui fait de l'agro-alimentaire. Mon père a dû voir « maîtrise d'Excel obligatoire » et s'est dit que je pouvais faire le taff. D'ailleurs, peut-être aurais-je pu faire le taff — j'imagine qu'un chef de projet technique fait « blablabla » le matin et « blabla bon j'me casse » le soir, rien en dehors de mon champ d'expertise, rien en dehors du champ d'expertise de quiconque au demeurant — mais avec mon master recherche en langues et civilisation du pacifique, les chances que je serre la main d'un type de cette boite frôlent le zéro absolu.

Le deuxième mail provient de Pole-Emploi. Quand on parle du loup...

Il s'agit d'une invitation, aux bons relents de convocation, à un fameux stage auprès d'une société de communication spécialisée dans le B2B. À la fin du mail figure la petite mention « *offre figurant dans le cadre de la nouvelle loi PPE-22-al-13 dite bourse de formation ». Bien. Reformulons : Nous vous invitons à prendre le thé ; PS : ne vous inquiétez pas du flingue braqué sur votre tempe.

En bref, si je ne me pointe pas, ils me sucrent mes indemnités et tchao l'appartement. Pour me préparer à l'avenir, je tape dans ma barre de recherche « comment vendre un rein » et je finis par me marrer tout seul devant l'écran. Non, bien que son fonctionnement soit discret, je me dis qu'il doit bien servir à quelque chose ce rein supplémentaire. Je consulte la date du rendez-vous et entre l'adresse dans Google Map.

Demain ? Ils ne perdent pas de temps, ceux-là.

Veuillez patienter, s'il vous plait.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant