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Ils nous font patienter dans un grand hall. Faux plancher style lino, réverbération maximum, grands murs blancs, tout ça ressemble à une galerie d'art. Quelques toiles sont d'ailleurs exposées, des sortes d'œuvres abstraites rouges et noires dont on ne sait pas si l'auteur est le nouveau Picasso ou un gamin qui aurait vomi en cours d'art plastique. En tout cas, ces déjections d'art contemporain m'agressent quelque peu la rétine et, pour couronner le tout, je trouve qu'il pèle dans cette grande salle.

Alors que certains d'entre nous, les mères de famille pour ne pas les nommer, s'approchent des croutes et les contemplent en prenant une pause de bourgeois pédant, j'aperçois Anastasia ouvrir la porte d'un débarras et ressortir avec un micro sur lequel elle tapote. Les regards convergent aussitôt dans sa direction.

— Je vois que vous êtes attentifs.

Elle ponctue sa remarque par un petit rire nasal des plus désagréables. Personne ne manifeste d'agacement, pourtant je distingue bien les mâchoires qui se crispent et les têtes qui se baissent. Nous y sommes depuis ce matin, et la pause déjeuner est bien partie pour nous filer sous le nez. Comme pour corroborer mon intuition, Anastasia poursuit :

— Vu que nous devons préparer encore deux trois choses, je vais vous demander de bien vouloir patienter, s'il vous plaît. Et, oh, j'allais oublier. Pendant ce temps, il faudrait idéalement que vous formiez des binômes. Nous vous laissons libres de vous organiser !

Et elle disparait à nouveau derrière la porte.

Trouver un binôme. Original. Je n'avais pas vu les articles traitant de ces fameuses « boites à arnaque » mentionner cette méthode. Bien. Si je devais jouer le jeu pour de vrai, qui choisirais-je ? Les deux femmes obèses ont l'air stupide, et quand bien même, on n'embauche pas les gros. Je passe en revue les autres. Mouais. Le jeune trader ne supportera pas la moindre petite secousse et quant au gars à la veste en jean, je ne serais pas surpris s'il avait un bracelet électronique au mollet...

En pleine réflexion, je n'avais pas remarqué que le barbu s'était glissé juste à côté de moi, la main tendue.

— Je m'appelle Walter

Il me lance un sourire. Un vrai distributeur, celui-là. Je lui réponds :

— Salut Walter. Moi c'est Sylvain.

Je marque une pause, affiche un sourire bien trop grand pour qu'il puisse le considérer comme honnête avant d'ajouter :

— Ça m'a touché, ton speech. Vraiment. Droit au cœur.

Je joins le geste à la parole, croise mes mains sur ma poitrine. Avec un peu de chance, il décèlera l'ironie et comprendra que je me fous de sa gueule. Je m'en veux un peu au fond (vraiment ?), me dis que je suis un parfait connard. Mais hé ! Qui est le premier connard de l'histoire ? Cette boite qui embauche un comédien pour nous vendre du rêve ou moi qui ne suis juste pas dupe ? Le voyant froncer les sourcils, j'opte pour l'approche frontale, type bourrin :

— Ouais, un super speech, vraiment. Bien plus convaincant que dans la pub Numéricable.

Je le bouscule de l'épaule comme un ami un peu beauf dans un bistrot. Il prend du recul pour me jauger... Il doit se demander si c'est du lard ou du cochon, et pourquoi je le fais chier avec ça. Moi-même, je me demande en fait. Et il rit. De bon cœur. Le regard souriant. Un vrai pro.

— Merci ! Faut dire que c'est simple. J'étais vraiment nul dans cette pub.

Je ne me déboulonne pas. Je l'agrippe par la manche, l'attire vers moi ni trop fort ni pas assez — il n'est pas question que le gus prenne peur — et lui demande à volume bas, presque un murmure.

Veuillez patienter, s'il vous plait.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant