IV

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Je suis perplexe. À vrai dire, j'ai commencé à m'interroger dès la fin de la réunion. Je m'attendais à signer quelques papelards, ce fameux contrat de formation/qualification avec lequel Anastasia nous avait rabâché les oreilles notamment, puis à serrer la main du type en costard qui m'aurait chanté l'habituel « nous reviendrons vers vous ». Une semaine plus tard, un mail dans ma boite, ou pas.

Ça ne s'est pas déroulé de cette manière. Anastasia nous a invités à la suivre. Bien en rang, comme des élèves de maternelle, – tenez-vous la main – nous avons descendu les étages puis sommes retrouvés dans le parking souterrain de la pépinière d'entreprise, devant un car à l'arrêt. Aucune enseigne peinte sur la carlingue.

Maintenant, j'attends, me demandant quelle est la suite des réjouissances.

L'une des jeunes mamans regarde alentour, semble hésiter, finis par s'allumer une clope. L'autre, qui se trimballe un peu d'embonpoint s'approche d'elle et lui en demande une, la conversation débute. D'une oreille distraite, j'entends la première demander à la seconde combien de temps ça va traîner, parce que « le gamin à chercher et tu comprends, c'est compliqué ». Bien entendu, personne ne se risque à questionner Anastasia à ce sujet. Ca reviendrait à perdre de précieux points. Ne rien demander, c'est ce que font les demandeurs d'emploi, paradoxalement.

Le barbu nous a accompagnés d'une démarche nonchalante, les mains dans les poches de sa veste en velours. Je le vois m'adresser un petit signe amical de la tête que je lui rends. Dix minutes passent et, enfin, Anastasia nous invite à grimper à bord. Un coup d'œil au chauffeur, costard cravate, puis je m'installe au troisième rang. Dans le « range-truc », ce filet accroché au bas du siège, se trouve une bouteille d'eau. Craignent-ils qu'on se déshydrate à ce point ? À côté de moi, c'est le gars gominé en costume qui s'assoit. Maintenant que je le vois de près, je prends quelques secondes pour l'inspecter. Et bah. En dépit de son look de trader il ne respire pas vraiment la confiance, ce rouquin, le duvet naissant qui tapisse son sillon naso-labial n'arrangeant rien. Ses récrées au collège devaient être désagréables...

Le car démarre. Une fois sorti du parking, je dégaine mon portable, attends que ça capte. Casque sur les oreilles, je patiente en lançant BFG division de la bande originale de DOOM, du gros métal, basses lourdes, cathartiques. Le symbole 4G apparu, je lance les recherches, espérant trouver plus d'éléments que la première fois au sujet de cette boite. En vain. Je tente une autre approche, mais ne parviens pas à me souvenir du nom de famille d'Anastasia, ni de celui PDG qui s'est pourtant présenté. Je m'engueule moi-même en silence.

Pourtant, à peine une seconde plus tard, je fais une découverte incroyable, un putain de coup du sort. Une publicité chiante, du genre vidéo qui prend toute la place de l'écran du Smartphone, s'affiche alors que je mène mes recherches, une opération spéciale de Numericable, le fournisseur d'accès à Internet. Je m'apprête à effleurer la croix, histoire de consulter le site en paix quand un élément me stupéfait. Le barbu à la veste en velours, le tribun de tout à l'heure, il joue dans la pub. Il est assis sur un canapé, la télécommande dans les mains, et s'exclame qu'avec Numéricable, il aurait déjà maté la première mi-temps de son match de foot, le tout dans un jeu d'acteur pathétique.

Merde !

Je ressens l'envie de coller un coup de coude discret au rouquin à côté de moi pour lui faire profiter de ma sérendipité, mais, le voyant avaler des yeux les tours du quartier des affaires comme un gamin admirant un sapin de Noël, je me ravise.

Merde quand même ! J'éprouve quelques difficultés à traiter l'information. Première hypothèse, la plus scandaleuse : la boite s'est payé un comédien pour nous embobiner avec un speech plein de bons sentiments. Délirant mais probable. Seconde hypothèse : un sosie ? Non, la ressemblance est frappante. Par contre, troisième hypothèse, peut-être le barbu a-t-il fait quelques plans comme cette pub par le passé pour arrondir son indemnité chômage ou tenter de se lancer dans une carrière de comédien...

Non, arrête ton char. Tu sais très bien que c'est la première hypothèse, mon con. Cette boite sent l'arnaque. J'en ai déjà entendu parler, de ces stages fumeux où tu termines auto-entrepreneur et mise ta réussite (leur réussite) sur tes propres deniers. Notre profit, vos pertes, monsieur. Inviter un comédien pour aider à faire passer la pilule ne poserait aucun souci éthique aux boites qui pratiquent ce genre d'escroqueries.

Il ne faut pas plus que cette découverte pour que j'opère un certain détachement vis-à-vis de la situation : à partir de là, je sais qu'ils me prennent, moi et la brochette de vainqueurs assis dans le car, pour un jambon. Il n'y a rien à gagner, passe ton chemin. Dans ce cas, autant considérer la suite de l'aventure comme un amusement. Mieux : un sujet d'étude sociologique ! De toute manière, je n'ai pas le choix, je dois jouer le jeu si je ne veux pas que mes indemnités partent en fumée.

Le car vient de s'arrêter devant un autre bâtiment et, par la fenêtre, j'aperçois les troupes qui commencent à débarquer. Quand je me lève, je bouscule le barbu par accident et me fige face à lui en repensant à la pub Numericable. Vil galopin, va ! Dépêche-toi, tu vas rater la première mi-temps du match de foot ! Le type fronce les sourcils, se demandant sans doute quel est l'énergumène qui lui bloque le passage. Puis, bon seigneur, il m'invite à passer devant lui avec un grand sourire (de comédien...).

Je descends les petites marches. L'air frais me fouette le visage et les bras. Mouais. Si j'avais su que je me rendais à une arnaque, j'aurais pris ma veste.

Veuillez patienter, s'il vous plait.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant