II

118 26 5
                                    

Le lendemain

Lever sept-heures. Pour l'occasion, je suis un vrai petit soldat. Ouais, je n'y crois pas vraiment, je me dis que ça va finir avec une bourse de trois-cents balles et un mois et demi à répondre au téléphone, le bullshit job par définition. Et, sait-on jamais, peut-être même que la boite sera assez cruelle pour nous coller en compétition entre chercheurs d'emplois. Le meilleur aura droit à l'esclavage, les autres, retour au bercail !

Jouer à ce jeu me dégoute. C'est contre mon éducation humaniste. Mais ai-je vraiment le choix ?

Je profite de la petite heure devant moi pour me renseigner sur la boite mais ne trouve pas grand-chose d'autre que la présentation figurant sur le mail. C'est une boite de communication B2B. Je ne connais aucun client de leur liste. Après vérification, je crois comprendre qu'il s'agit de cabinets d'audits obscurs et d'assureurs hyper spécialisés. Rien de très utile pour peaufiner le blabla que je servirai là-bas. Je crains déjà de devoir leur balancer le refrain « je suis dynamique et motivé ». Reformulons : « J'ai besoin de tunes ». Voilà.

J'enfile ma chemise blanche, un jean propre et une belle ceinture. Je n'ai pas de veste. Ça n'a jamais été mon truc. Je n'ai jamais eu de veste. Je préfère m'y rendre en chemise, quitte à me les geler en plein mois de novembre, que de faire une fausse note avec mon blouson imitation cuir. Je chausse mes pompes de ville les moins crades. Puis quitte mon appartement, traverse mon avenue en évitant les flaques de vomi de la veille — une diffusion d'un match de foot dans un bar du coin, ça laisse toujours des flaques — pour prendre le tram et rejoindre les beaux quartiers, sur les quais.

À l'adresse indiquée sur le mail, je lève les yeux pour contempler un grand bâtiment vitré. C'est une pépinière d'entreprises. Là-dedans, ça doit faire chauffer le wifi et le téléphone pour gagner du client, du pognon et courir dans les petits bureaux pour garder son salaire. Reformulons : ici, on trime jusqu'au burnout. Mon estomac se serre. Je me persuade que c'est par dégout pour cette société et parce qu'il fait un froid de canard, mais la raison est autrement plus simple : j'ai le trac.

J'aperçois une petite affichette A4 sur la porte d'entrée bloquée en position ouverte. « Rendez-vous stage PPE-22-al13 – 4ème étage, conference-room 3 ». Je retrouve sans peine la fameuse conference-room, une porte fermée devant laquelle attend un petit groupe de personnes. Voilà donc les autres invités, pardon, les autres conviés.

On pourrait croire que les chercheurs d'emploi font preuve de solidarité et de convivialité entre eux. C'est faux. Ici, on se jauge avec distance et on se dit que si l'autre est chômeur, c'est parce que lui le mérite, pas comme nous. Puis on évalue nos chances dans un cadre compétitif. Pour ma part, ma première impression est plutôt bonne. À l'exception d'un jeune gominé à l'allure de prêt-à-tout, les autres ne sont pas sapés comme des pingouins, loin de là. L'assemblée est principalement composée de jeunes femmes aux ongles rongés, au regard bas et anxieux. Deux d'entre elles souffrent d'obésité morbide. Discrimination oblige, on les remerciera à coup sûr. À l'écart, adossé au mur, je repère un type mal rasé au visage émacié, une silhouette toute maigrichonne recouverte par une veste en jean informe. Je l'aurais plus imaginé dans un rendez-vous pour faire du BTP en intérim. Enfin, et là je suppose que celui-ci pourrait faire partie du lot des vainqueurs, un barbu au visage rond et avenant lance des sourires sympathiques et sans ambiguïté à l'une des mères de famille, les mains dans les poches de sa veste en velours marron. Ils font encore ce genre de modèle ?

Tout le monde s'observe. Personne ne parle.

Neuf heures sonnent et la porte s'ouvre. Dans l'embrasure, une belle métisse aux cheveux frisés nous invite à prendre place. Anastasia. C'est marqué sur son badge. Les mères de famille entrent en souriant. Je leur emboite le pas, m'installe au premier rang, ouvre la bouteille d'eau laissée sur la table à mon niveau et avale une grande gorgée, prêt à subir un discours plein de vide. Au fond, avec ces tables en bois et ces chaises cantines, j'ai l'impression d'être de retour à l'école.

Veuillez patienter, s'il vous plait.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant