09/06/XXX4 Les jours, les mois, les années se confondent. Et pourtant, dans mon corps et dans mon esprit, je sens le temps qui passe. A chaque minute, mon corps se meurt. A chaque heure, mon esprit s'enfonce dans cet engrenage infernal. Qui suis-je ? Je l'ai depuis longtemps oublié. Où suis-je ? Chaque jour, nos bourreaux nous le rappel ; nous sommes en enfer.
30/06/XXX4 J'ai entendu les gardes parler d'une certaine personne politique. Mon cerveau refuse de me dire son nom, mais je sais qu'à un moment j'ai, comme toutes personnes désespérées, idolâtré ce personnage fort, puissant, charismatique. Et le voilà devant moi, faible, rachitique, pitoyable, sale. Je n'ai même pas eu de la pitié en le voyant, ni même de la tristesse ; seulement du dégoût en le voyant ainsi. Chaque jour, de nouvelle victime. Chaque nuit, de nouveau cadavre. Il ne tardera pas à les rejoindre. Son corps est trop faible ; son esprit est brisé.
29/07/XXX4 A mon plus grand étonnement, il est mort un mois après son arrivé. J'ai eu l'honneur, si je puis m'exprimer ainsi, de le déplacer dans la fosse commune où il fut enterré avec ses partisans. Les gardes ont rit en voyant les prisonniers le recouvrir de terre, tel un malpropre. Moi, je n'ai eu qu'un grand vide au fond de mon être. Ce spectacle ne me touche plus ; cela fait bien trop de temps que je suis ici pour pouvoir m'apitoyer sur leur sort. Ils sont morts, point. Un jeune homme à côté de moi laisse couler des larmes de rage, les dents serrées. Depuis combien de temps n'ai-je pas pleuré ? Je ne sais pas ; je ne sais plus. Mes souvenirs se brouillent et s'effacent tandis que je suis là, à creuser une autre fosse.
15/10/XXX4 Un soldat arrive dans son uniforme propre et repassé, il nous hurle des mots incompréhensibles. Malgré tout, tout le monde dans cette petite caserne à compris. Il nous rabaisse, il nous insulte. Mais personne n'ose dire un mot, sous peine d'être torturé. Les jeunes impudents s'y risque, disant haut et fort "Résistez, camarades !", mais la résistance ne fait plus, depuis longtemps, partie du vocabulaire des plus vieux. Camarade est un mot étranger, qui n'a plus aucun sens. Résister est devenu aussi dangereux que de faire un doigt d'honneur en face d'un soldat. Autant rester sage et faire ce qu'ils nous demandent, jusqu'à ce que la mort nous délivre.
28/01/XXX5 Aujourd'hui, il pleut. La boue rend le travail encore plus pénible. Les officiers aiment bien nous faire des croche-pieds pour que l'on s'étalent dedans. Nous y pataugeons, glissant tantôt sur une pierre, tantôt sur un prisonnier mort de fatigue. Si c'est le cas, nous le trainons alors jusqu'à la fosse après avoir récupérer ses maigres biens. Une jeune femme, forte et caractérielle, vient d'arriver au camp. Elle hurle sur les gardes qui la traine à travers le camp, l'exhibant à la vue de tous. Elle est nue. Son corps est couvert de marques rouges et sanguinolentes. Des larmes dévalent ses joues tandis qu'un officier lui assène une claque sonore. Une de ses jambes est tordue dans un angle improbable. Malgré cela, aucune pitié, aucun remord ne traverse mon esprit ; seulement un profond sentiment de lassitude est présent. Notre part d'humanité s'envole au moment même où nous franchissons ces portes, ne laissant derrière elles qu'un monstre meurtri. Pour l'humilier encore plus, la femme est trainée vers le premier bâtiment où elle se fait violée par la plupart des gardes. Ses cris retentissent dans tout le campement, mais comme une machine imperturbable, les prisonniers se remettent en marche pour accomplir leur besogne du jour. Je ne fais pas exception. Quand sonne l'heure du souper, je suis appelé pour me débarrasser de ce qui fut la femme de cet après-midi. Elle est méconnaissable ; ses cheveux sont été coupés court, des mots comme "pute" sont écrits un peut partout sur son corps, tracer en lettres de sang. Ses seins ont été maltraités. Je la mis sans délicatesse dans ma brouette. A quoi bon faire attention maintenant qu'elle est partie. Je la dépose ensuite dans la fosse qui commence à déborder. Demain, nous allions certainement creuser.
04/04/XXX5 La gangrène sévit un peu partout dans le camp. Les médecins sont obligé d'amputer, mais les officiers ne veulent pas de personnes inaptes au travail. Alors ils les buttent, et nous on les enterrent. Chaque jours la même rengaine, le même refrain. Cependant, un murmure court parmi les soldats ennemis ; la guerre serait bientôt finit. Voulez que je vous dise ? La guerre, même si elle finit, elle nous tirera jamais de ce putain d'enfer. On a vu trop de choses pour être un jour sauvé. Les portes de l'enfer se sont ouvertes et ont refermées leurs crocs d'aciers sur nos gorges, nous entrainant dans les profondeurs de la folie humaine. Jamais on pourra sortir de ce merdier.
19/05/XXX5 La peur se lit dans le regard de nos bourreaux. C'est bien la première fois que ce sentiment traverse leur regard. Moi qui n'ai décelé jusque là que cruauté et noirceur, il semblerait qu'une part d'eux semble encore intacte, presque humaine. Mais cette peur les rends encore plus agressifs ; les coups de fouets se font plus durs, plus cruels. Nos plaies s'infectent et c'est avec grand peine qu'on les désinfectes, obligé de puiser dans nos maigres réserves d'eau pour les nettoyer. Une odeur pestilentielle flotte dans la caserne où nous dormons. Une odeur de mort. Comme tous ici, je sens ma fin proche. Mon corps se raidit, mes os craquent. Se lever le matin est devenu une corvée pénible. Je ne vais pas tarder à être enterré dans une des fosses que j'ai creusées.
24/05/XXX5 Un grondement sourd nous tire de notre sommeil. Les soldats crient des ordres que l'on ne peut comprendre. Ils semblent affolés. Horrifiés. Leur panique nous atteint. La machine infernale s'ébranle. Des bombes explosent ; des corps s'envolent, se disloquent. Les officiers hurlent à s'en arracher les poumons, leurs voix se mêlent au chaos qui se déroule dehors. Les prisonniers commencent eux aussi à crier. Je ne fais pas exception, même si ce qui sort de ma bouche est plus proche du gargouillis que du cris. D'autres soldats commencent alors à crier dans une langue inconnue, que je n'ai nul part ailleurs entendue. Les prisonniers s'amassent contre les frêles portes de la caserne, qui cède sous l'élan de peur qui nous prend aux tripes. Nous nous sommes déversé dans le camp tel une marée qui sort de son lit, entouré de rochers. Sauf que les rochers ici sont des soldats ennemis, bien plus dangereux que des pierres. Partout l'on pouvait voir des corps qui s'amassent dans la boue en monticules morbides ; les coups de fusils résonnent à nos oreilles comme des coups de tonnerre. Les voix des soldats nous agressent, plus dures et désespérées que jamais. Nos bourreaux sentent leur fin qui s'approche. Je cours à en perde haleine dans tout le camp, perdu. Je cherche la sortie, que j'ai vu des milliers de fois s'ouvrir pour avaler de nouvelles victimes, mais qui s'efface contre tout ces corps qui s'y pressent. Soldats et prisonniers se mêlent alors pour ne former plus qu'une boule de panique qui cherche à tout prix à survivre. Je me retrouve bien assez vite mêlé à toute cette confusion. Les corps tombent devant moi. Ils se font exécuter par les soldats étrangers, tuant sans vergogne prisonniers et soldats, amis ou ennemis. Je trébuche sur un cadavre et m'effondre au sol. On me piétine, on me donne des coups involontaires, me prenant pour un de ces cadavres. Je me recroqueville tel un enfant battu et attend que ces interminables minutes cessent.
27/05/XXX5 La pluie. Elle efface de ce corps toute trace d'avant. Elle nettoie ce corps de tout les péchés qu'il a pu commettre. Elle donne à ce corps sans âme, des émotions qu'il n'aurait jamais penser ressentir à nouveau. Et je pleure tel un enfant. Mes larmes s'écoulent de mes yeux. Je laisse la tristesse, la colère, la honte, la douleur, la peur se déverser à travers ces larmes amères. Je crie, mais aucun son ne sort. Pourtant, cela me fait un bien fou. La pluie s'intensifie, et elle pose sur moi un linceul invisible.
Extraits du journal de Joseph Delabrye.
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Petites histoires nocturnes
ParanormalN'avez-vous jamais eu un petit ruban qui tournoi dans votre tête et que si vous décidez de le saisir, il vous montrera un morceau d'une histoire depuis longtemps oubliée ?