Le pianiste

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"Fa, sol, fa mi fa sol"

Et à la main gauche?

"Do sol ré, non: mi, do, sol"

Ses doigts tremblaient. Il se répétait les notes en un souffle paniqué -pourtant, plus il les chuchotait, plus elles se mélangeaient dans sa tête, formant de nouvelles harmonies étranges et tentatrices.

"Do si ré, do si sol, la ré la"

Il n'allait pas y arriver. Comment pouvait-il jouer avec des mains aussi tremblantes? Ce n'était tout simplement pas possible! Il prit une grande inspiration, tentant de se calmer, mais son coeur continuait à battre à toute allure le tempo de la danse endiablée de ses pensées. Tu vas échouer, murmurait une petite voix perfide dans un coin de sa tête. Mais non, tu dois juste te souvenir du fa, sol, do, ré, répondait une cacophonie d'idées paniquées, et les notes s'entremêlaient de plus belle dans son esprit.

"Sol ré mi, la... Non! Fa!"

C'était une catastrophe. Lui qui avait travaillé durant des mois, il était aussi démuni que si on lui avait subitement demandé de jouer de la contrebasse.

"Sol sol sol"

Au milieu de ses pensées incohérentes, il y avait l'image fixe de la scène éclairée de mille feux et du damier étincelant des touches du piano. Bientôt, ça serait lui qui se tiendrait sous la lumière aveuglante des projecteurs, tentant d'ignorer la brûlure des centaines de regards fixés sur lui. Les spectateurs riraient-ils s'il faisait des fautes? Oh Dieu, plutôt mourir que de subir une telle humiliation!

-C'est à vous, indiqua le régisseur.

Non non non, il n'était pas prêt! Il ne voulait pas y aller, il ne voulait pas! Et pourtant ses pieds avançaient vers la scène, et un sourire plaqué sur son visage masquait le brouhaha de "do si mi la, non sol!" qu'étaient devenues ses pensées. Il fut accueilli par des applaudissements, et il crut qu'il allait se mettre à pleurer. Pourquoi était-il là? Lui, il aimait jouer du piano dans son appartement, tranquillement, quand personne d'autre n'était là pour l'entendre. Il pouvait alors s'arrêter, reprendre, rester longtemps sur un bel accord, savourer chaque note et mettre tout son coeur, toutes ses peines et ses secrets dans un simple morceau. Il pouvait emplir le silence de sa vie morne de la splendeur éphémère qui sortait du piano.
Mais ici, il n'y avait rien à combler. L'atmosphère était déjà pleine de chuchotements, des chaises qui craquent et d'un bébé qui pleure.

Cependant, il était là, et il ne pouvait plus rien y changer. Alors autant en finir au plus vite. Il s'assit et posa ses doigts sur le clavier. Ils étaient encore tremblants, mais ils trouvèrent automatiquement leur place sur les touches froides et lisses.
Son esprit était vide de toute note, mais miraculeusement ses mains égrenèrent un premier accord, puis un autre, puis un autre...
Et la salle, le public, les projecteurs; à la fin, rien de tout cela n'importait.
Il n'y avait plus que lui et la musique.

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