II- Le journal d'un détenu

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Thème : « Quelqu'un qui vous répète toujours qu'il n'est pas fou doit avoir quelques doutes » Wilson Mizner


7 décembre 1942 :

Cela fait déjà deux jours que nous sommes entassés dans ce train. Nous n'avons aucune indication sur la destination qui nous attend. En réalité, il y a seulement cet indice que l'officier français du camp de Drancy nous a donné avant notre départ : « Vous allez partir vers l'Est pour travailler ». Il voulait sûrement faire référence à l'Allemagne.

Je suis terrifié à l'idée de partir là-bas. J'ai entendu que des monstruosités s'y tramaient et s'activaient, tapies dans l'ombre et prêtes à vous sauter à la gorge. Des immondices encore pires que les rafles, les lois antisémites ou même la Gestapo... Malgré cette anxiété grandissante, j'essaie de faire bonne figure devant ma femme et ma fille, de les rassurer en leur disant que tout va bien se passer. Mais ce voyage n'annonce rien de bon. J'ai un très mauvais pressentiment.

Nous avons tous soif, faim et besoin de sommeil. Ces conditions sont insoutenables et j'espère simplement que notre voyage touche bientôt à sa fin.

8 décembre 1942 :

Nous sommes enfin arrivés. En fait, je devrais plutôt dire que je suis enfin arrivé. Quand les allemands nous ont débarqués du train, ils nous ont séparés en deux groupes. Le premier groupe, essentiellement constitué d'hommes jeunes et en bonne forme physique, était amené au camp de travail. Du moins, c'est ce que j'ai supposé. Et moi, ma femme et ma fille avons été incorporés au deuxième groupe, qui là était constitué de femmes, d'enfants, d'handicapés et de personnes âgées mais également de quelques hommes qui comme moi étaient jeunes et en bonne forme.

C'est étrange que nous n'ayons pas été inclus dans l'autre groupe. Les allemands ont peut-être jugé que nous avions plus besoin de douches que nos pairs partis au travail... Arrivés dans l'enceinte du camp, notre groupe a encore été divisé. D'un côté les hommes, et de l'autre les femmes, les enfants, les handicapés et les personnes âgées. J'ai alors dû dire au revoir à ma femme et à ma fille et leur ai promis que l'on se reverrait bientôt.

Cette séparation me paraît logique finalement. Ils n'allaient pas entasser des hommes, des femmes, des enfants et des gens plus ou moins impotents dans les mêmes sanitaires. Mais je sens tout de même que cette histoire d'hygiène est un peu... douteuse.

Ma famille me manque, énormément. Je ne peux m'empêcher de penser qu'il leur est arrivé quelque chose. Tout ça n'est vraiment pas normal. Je vis dans des conditions plus que confortables, j'ai accès à un lit individuel, un espace de rangement, des sanitaires personnels et un bon repas. Comme tous les hommes de mon baraquement. Qu'est-ce que c'est que ce camp de travail ? Ça ne correspond absolument pas à ce que j'ai entendu, alors... il y a sûrement un secret qui entoure notre unité. Nous n'avons même pas commencé de réels travaux.

9 décembre 1942 :

Je sais maintenant où je me trouve. Je suis en enfer. Dans un enfer ardent et épouvantable où toutes les monstruosités les plus inimaginables se sont déchaînées. C'est impossible, c'est impossible. Comment ? Comment ? Je savais les nazis malfaisants mais ça... C'est au-delà du ressort de l'homme. C'est une œuvre démoniaque, un homme ne PEUT pas faire subir ces atrocités à son semblable. Non. Non. Non. C'est un cauchemar et je vais me réveiller. C'est ça, rien n'est réel.

Je n'ai pas vu ces femmes, ces enfants, ces handicapés, ces personnes âgées entrer dans ces salles de la mort. Je ne les ai pas entendu pousser ces cris d'horreur, ces hurlements macabres, ces vociférations venant des entrailles des Enfers. Je n'ai pas perçu le silence qui signifiait que la vie de chacun de ces êtres avait expiré. Je n'ai pas regardé avec effroi ces hommes, mes compagnons de baraquement, débarrasser les chambres des corps pressés entre eux et dénués de vie. Je n'ai pas aidé à transporter ces cadavres aux fours crématoires, menacé par un SS. Je n'ai pas senti la fumée funeste se dégager des cheminées. Et je n'ai pas vu non plus ma femme et ma fille y entrer. Elles sont toujours vivantes, toujours là, quelque part, je le sais au plus profond de moi.

10 décembre 1942 :

De qui est-ce que je me moque ? Je sais très bien ce qui se passe ici. Les allemands veulent exterminer les juifs. Et tout ça est bien réel. Ça ne vient ni du Diable, ni d'une autre force supérieure quelconque. Je ne sais pas ce qui m'a pris d'écrire ce passage hier. Je ne suis pas fou, n'est-ce pas ? Bien sûr que non. Je voulais juste me protéger, c'est tout. Je m'appelle toujours Isaac Adani et je ne les laisserai pas me rendre fou.

Mes idées sont plus claires à présent. Aujourd'hui, les SS nous ont baptisés le « Sonderkommando », le commando spécial. D'ailleurs, nous avons été forcés d'éliminer l'ancienne unité du même nom. Nous avons répété une routine qui allait devenir quotidienne. Ils entrent, ils meurent. Nous débarrassons, nous transportons, ils s'envolent en fumée. C'est aussi simple que ça. Mais comment est-ce que je peux faire ça avec tant d'aisance ? Suis-je devenu un monstre moi aussi ? Non, absolument pas... Je suis obligé de faire tout ça, je suis forcé sinon je ne le ferai pas. N'est-ce pas ?

11 décembre 1942 :

Je ne peux plus faire semblant. Si je me mens à moi-même en écrivant dans mon propre journal, à quoi bon en avoir ? Je ne ressens plus aucune émotion à présent, à part le profond dédain de ma personne. Plus que du dédain même, du dégoût. Mon esprit me renvoie sans cesse toutes ces images auxquelles je suis confronté chaque jour. Tous ces cris assourdissants, ce silence morbide, ces corps nus et sans vie, cette odeur de chair humaine qui brûle indéfiniment. Et il y a cette voix qui est toujours là. Cette voix qui me répète : monstre, monstre, MONSTRE. Ce mot résonne dans ma tête chaque seconde du jour et de la nuit. Continuellement, à la même fréquence, crescendo et decrescendo : monstre, monstre, MONSTRE, MONSTRE, monstre, monstre...

Mais je reconnais cette voix. C'est la voix de ma fille. Mon enfant perdue à jamais. Est-ce qu'elle essaie de communiquer avec moi ? En pensant à elle, mon âme s'emplit d'une immense tristesse. Je revois son doux visage angélique. Ses longues boucles brunes dansant sur ses frêles épaules. Ses yeux émeraude transperçant les ténèbres. Et je me souviens de son rire, clair et enfantin. De ses yeux qui pétillaient lorsque l'on jouait à n'importe quel jeu. Je me remémore aussi son génie musical. Lorsque ses doigts glissaient sur les blanches et les noires, produisant ainsi une harmonie parfaite, une symphonie digne d'un jeune Mozart.

Pourquoi me l'avez-vous enlevé ? POURQUOI ? Qu'ai-je fait pour mériter tout ça ? Elle me manque tellement. Comment est-ce possible ? Je n'arrive plus à répondre à mes propres questions. En écrivant tout cela, je ressens des émotions à nouveau. De la tristesse, de la colère, de la révolte, de la mélancolie, de l'amour, de l'attachement, un manque. Je sais la vérité à présent. Ma petite colombe n'est pas partie. Elle est là, près de moi. Elle me parle chaque jour, elle me réclame. J'arrive bientôt ma chérie, j'arrive bientôt. Papa est là, tu ne seras plus jamais seule...

12 décembre 1942 :

Je suis prêt à partir maintenant. Un père doit toujours savoir quelle est la bonne chose à faire pour le bien de sa famille. Et là, c'est de plus en plus clair. Une famille n'en est pas une si celle-ci est séparée. Alors je vais les rejoindre. Elles n'auraient pas dû partir si loin mais ce n'est pas grave, je les retrouverai. Guidée par ma fille, je n'aurai aucun mal à faire ça.

Ce journal n'est pas un témoignage historique, c'est simplement une histoire. Mon histoire. Je m'apprête à quitter ce monde, rempli de joie à l'idée de rejoindre ma famille. Je me saisis de mes draps et les noue. Qu'est-ce que je suis en train de faire ? Je ne suis pas fou, n'est-ce pas ? Non, bien sûr que non. C'est pour la bonne cause. C'est juste une transition. D'une vie misérable à un paradis fait uniquement d'allégresse. Je noue les draps autour de mon cou et accroche le tout à une poutre de bois en hauteur. Et je me balance, je me balance, je me balance. Jusqu'à ce que ma vie expire, comme tous les autres. Le monstre a été tué.


Vtheromanticpoet

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