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— Bon alors, on y va ?

Lou s'était plantée devant nous avec son appareil photo comme pour marquer le départ.

Voyant que personne n'osait bouger, elle a pris les devants. Après avoir posé son appareil sur la table, elle a retiré ses vêtements. Culotte, soutien-gorge... Hop ! elle était nue.

Droite comme un i, un sourire frondeur aux lèvres, elle nous observait avec espièglerie du haut de sa nudité. Y'a pas à dire, vingt ans, c'est le bel âge. Elle était mignonne comme tout, avec ses seins fermes pointant vers le ciel et son petit cul en pomme. Elle me faisait penser à moi dans mes vieux souvenirs.

Comme je voyais bien que les filles n'étaient pas encore convaincues, j'ai pris mon courage à deux mains et fait voler mes fringues à mon tour. Puis, je me suis plantée à côté de Lou. Évidemment, c'était pas le même tableau. Chez moi, tout était plus mou et moins lisse. Et puis je ne m'épilais pas le maillot façon « ticket de métro ». Enfin bon, c'était pas l'essentiel. J'ai essayé de sourire avec autant d'aplomb que la petite en espérant que ça ferait bouger les autres.

Que dalle ! Les filles nous regardaient avec des yeux ronds, contemplant le spectacle le plus saugrenu qui leur ait été donné de voir.

Finalement, c'est Betty qui a brisé le silence. Reposant l'assiette qui contenait les restes de sa troisième tartelette, elle a dit :

— Non, franchement, c'est pas possible. Les filles, vous êtes...

Elle nous a regardées en hésitant.

— ... ridicules. Je suis désolée, moi aussi je veux sauver l'usine, mais pas comme ça. Je refuse de tomber aussi bas.

— Betty, tu t'es engagée.

— Tant pis. Je reprends ma parole. Et je réserve mes bourrelets exclusivement à mon mari.

— Ouais, moi aussi, a dit Gertrude.

— Mais t'as pas de bourrelets, que j'ai dit.

— Non, mais c'est l'idée.

La révolte s'est répandue parmi les filles qui n'attendaient qu'un prétexte pour renoncer, et elles sont toutes parties en rouspétant, nous laissant seules Lou et moi.

— Putain ! a dit Lou. Ça fait vraiment chier ! Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

— On se rhabille pour commencer. On va pas rester le cul à l'air toute la journée.

Faute de mieux, on a organisé une manifestation classique, avec banderoles et tout le toutim. Pas un seul journaliste n'a fait le déplacement, et le Directeur refusait de nous recevoir.

On pouvait dire qu'on faisait de la figuration.

Lou n'était pas là, en arrêt maladie depuis trois jours et injoignable. Je me disais qu'elle était vexée que son projet de calendrier soit tombé à l'eau et qu'elle nous en voulait.

Enfin bref, j'étais à deux doigts de laisser tomber, quand trois camionnettes ont débarqué devant l'usine. Les portes latérales ont coulissé et des types en sont descendus avec des caméras et des micro-perches. L'un d'entre eux s'est approché de moi, sans doute parce que j'avais un mégaphone à la main.

— C'est vous l'organisatrice ? qu'il m'a demandé.

— Euh... Si on veut. Vous êtes qui ?

— Je cherche une certaine Lou. La rédaction m'a dit qu'elle serait là.

— Ben non, elle est pas...

À cet instant, c'est un minibus qui s'est engagé dans la cour pour venir s'arrêter devant nous. Lou était au volant. Par la fenêtre ouverte, elle a dit :

— C'est bon, je suis là. Désolée du retard.

Elle est sortie du véhicule et, à sa suite, dix filles que je n'avais jamais vues.

— Lou, tu peux m'expliquer ?

— Attends, tu vas voir. Bon, les filles, mettez-vous devant, qu'on vous voit bien... Voilà... Si les journalistes veulent bien se mettre en place... Merci. Ça tourne ? OK, allez-y les filles.

À ce signal, les nanas ont toutes retiré leur t-shirt. Elles ne portaient pas de soutien-gorge. Sur leurs seins nus on lisait des slogans écrits à l'encre noire : « Non à la fermeture ! », « Sauvez l'usine ! »... Des trucs du genre. Et elles se sont mises à crier des revendications.

— Nom de nom ! j'ai dit. Qu'est-ce que c'est que ça ?

— Des femens a répondu Lou. Je les ai convaincues de venir nous aider.

— Je ne savais pas que les femens faisaient dans le social.

— Je leur ai dit que fermer une usine de femmes c'était un truc phallocrate. J'ai dû un peu baratiner, mais tu me connais : je sais comment convaincre les gens.

— C'est sûr.

— J'ai aussi contacté les journalistes. Quand ils ont su qu'il y aurait des nichons, ils n'ont pas hésité. Ce soir, au JT, la France entière découvrira notre histoire.

Je n'ai pas eu le temps de répondre car un mec s'est approché de moi et m'a tendu un micro.

— Puisque c'est vous le leader, on aimerait que vous nous disiez un mot.

— Hein ? Mais, euh...

Lou m'a poussée du coude.

— Vas-y, qu'elle m'a dit. C'est le moment de médiatiser notre action.

Alors, mue par une impulsion soudaine, j'ai déroulé le petit discours que j'avais préparé à l'attention des collègues. J'ai parlé des actionnaires qui s'en foutent plein les poches et des petites gens qui souffrent au boulot. Des riches qui s'empiffrent les bénéfices pendant que les ouvrières se crèvent. Plus plein d'autres choses, mais pas trop, parce qu'il fallait que ça tienne en vingt secondes, le format BFM. À l'arrière-plan, les femens agitaient leurs lolos le poing levé.

Le soir même le reportage était diffusé sur les chaînes nationales.

Après ça, les messages de soutien ont afflué de tout le pays. Des gens voulaient nous aider de toutes sortes de manières. La confédération nationale du syndicat a dépêché un permanent sur place pour nous aider à négocier.

L'actionnaire, gêné aux entournures, a été contraint de lâcher du lest. Nous n'avons pas pu sauver l'usine, mais les indemnités de licenciement ont triplé, et les plus anciennes ont eu droit à une pré-retraite intéressante. C'était pas le Pérou, mais c'était déjà ça. Sans compter le plaisir immense d'avoir bien fait chier ces connards.

Le dernier jour avant la fermeture, on a organisé un pot avec tout l'atelier. J'avais fait mes tartelettes spéciales banane-chocolat blanc et, bien entendu, c'est à moi qu'on a demandé de faire un discours.

Je n'avais rien préparé, aussi les mots se sont bousculés dans ma bouche. Je me suis mise à pleurer et mes phrases étaient entrecoupées de sanglots. Je suis à peu près sûre que j'étais incompréhensible, mais les copines, elles aussi en larmes, ont applaudi quand même.

Pour finir, j'ai remercié Lou.

— Merci mille fois, je lui ai dit. Sans toi, rien n'aurait été possible. Tu avais des idées folles, et ça a marché ! Quoi que je fasse, je ne pourrai jamais te remercier suffisamment.

— Pourtant, il y a quelque chose qui me ferait plaisir.

— Tout ce que tu veux. Dis-moi.

— Ça me gêne. C'est un gros truc.

— Mais non, vas-y.

— Eh bien... J'aimerais avoir ta recette de tartelettes banane-chocolat blanc.

En entendant ça, j'ai éclaté de rire, et les larmes de joie se sont mêlées à celles du chagrin. Une vraie cascade.

— Bien sûr, j'ai dit en chevrotant.

Et pour la première fois de ma vie, j'ai donné ma recette secrète. Après tout, les héroïnes ont bien droit à des tartelettes, hein ?


FIN

Le calendrier [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant