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Dans une population d'hypocrites, les individus honnêtes sont toujours perdants. Du moins lorsqu'ils sont en dessous d'un certain effectif. C'est la théorie des jeux. Un concept mathématique fascinant, applicable à de nombreux domaines, dont la biologie évolutive et comportementale. Le modèle faucon-colombe, le dilemme du prisonnier, Pierre-Feuille-Ciseau, la liste est longue. Pourtant, tous montrent que la présence d'une stratégie différente dans une population peut être bénéfique ou non en fonction du nombre d'individus l'utilisant.

Tout est une question de ratio.

Dans une population remplie de colombes pacifistes, le faucon agressif sera toujours gagnant. Pourtant, l'inverse n'est pas vrai, puisqu'une colombe pacifiste ne pourra pas survivre dans une population de faucon. Mais alors, pourquoi la colombe toujours perdante ne finirait-elle pas par devenir un faucon ?

Si un prisonnier se voit proposer de dénoncer son complice pour voir annuler sa propre peine, pourquoi ne pas le faire ? Même si on les prévient que si aucun ne parle, il n'y aura pas de preuves et donc une peine faible, pourquoi prendre le risque d'être dénoncé le premier ?

N'importe quel individu trompé à plusieurs reprises comprend la leçon et change sa stratégie. Même les animaux fonctionnent ainsi, bien qu'ils le fassent inconsciemment.
Alors qu'en est-il de l'Homme ?
Face à de si nombreux individus égoïstes et hypocrites, pourquoi choisir les stratégies perdantes que représentent l'altruisme et l'honnêteté ? Pourquoi persister à se faire utiliser par tous ces individus sans scrupules ?

Tout le monde change après une mauvaise expérience. Tous les prisonniers dénoncent leurs complices. Toutes les colombes deviennent des faucons. Mais comment Hoseok, lui qui est une colombe, a-t-il pu si bien s'en sortir ?
Comment a-t-il pu résister à la tentation de se changer en faucon ?

Je n'ai jamais fait partie des individus hypocrites. Je n'ai jamais fait partie d'une population. Du moins, je ne m'y suis jamais mêlé. Ne pas avoir de contact avec les autres – or obligations de travail – m'a permis de m'échapper à ce schéma. Ceci explique ma survie dans cette population d'hypocrites sans devoir l'être moi-même.
Mais maintenant c'est différent.
Je communique avec Hoseok. Je reproduis inconsciemment les codes dans lesquels j'ai toujours évolué. Ceux que j'ai toujours observés autour de moi.

J'ai peur de faire face à Hoseok.
Peur de ne pas résister à l'envi de le fuir.
Peur qu'on agisse comme si de rien n'était.
Peur que l'on soit deux hypocrites.
Peur de nous avoir transformés en faucons.

« Yoongi ! »

J'ai à peine le temps de tourner la tête vers l'endroit d'où mon nom est prononcé, qu'une masse s'abat sur moi et m'enserre. Puis deux lèvres se posent furtivement sur les miennes avant que tout contact ne se réduise qu'à une main saisissant la mienne.
Hoseok.
Un sourire radieux.

Je reste figé, le fixant sans réellement le voir. Puis je devine son sourire qui se fane. L'air inquiet qui apparait sur son doux visage. Puis sa main qui s'échappe de la mienne avec précipitation.

« Pardon... Je... Ses doigts qui frottent sa joue nerveusement. J'aurais pas dû... Je sais pas ce qu'il m'a pris... Tu... »

Sans réfléchir, je me saisis fermement de son col de chemise afin de l'attirer vers moi. Ce n'est que lorsque nos visages se retrouvent à quelques petits centimètres que je me rends compte de mon action.
Mes yeux se plongent dans les siens. J'y lis de l'appréhension.

Comment j'ai pu douter de lui ?
Comment j'ai pu imaginer qu'il n'était pas sincère ?
Comment j'ai pu croire qu'il était possible de transformer cet être si pur en faucon ?

« Te... Yoongi, t'énerves pas s'il te plait... Je suis déso- »

Mes lèvres s'écrasent contre les siennes, lui coupant la parole. J'apprécie ce contact, mais, étant dans un lieu public, j'y mets rapidement fin.
J'ai beau m'exclure volontairement de cette société répugnante, je n'en reste pas moins à sa merci. Et je refuse que ce soit elle qui décide de me mettre de côté. Ce choix doit rester le mien.

« Merci, Hoseok...
- Pourquoi ? Ses paupières papillonnent rapidement.
- Pour... Être là... Pourquoi ma voix est-elle si basse ?
- Yoongi, pourquoi je ne serais pas là ? Il semble réellement confus.
- Tu aurais pu... Me fuir. Regretter... Tu regrettes ? Ne plus vouloir de moi... M'abandonner.
- T'es bête. »

Un immense sourire s'installe sur son visage. Il est magnifique. Mais rapidement, il devient tremblant. Ses yeux brillent de plus en plus et ne sont plus capables de soutenir mon regard. Sa grande main passe sur son visage, alors qu'il m'explique avoir une poussière qui lui chatouille le nez.
Il est adorable.

« Bon, on y va ?
- Où ça ?
- Bah, manger ! C'est pour ça que tu m'attendais non ?
- Je... » Je ne t'attendais pas vraiment. Mais je suis heureux que tu m'aies trouvé.



Rapidement, c'est devenu une habitude.
Je l'attends, et il me trouve.
Nous partageons nos repas. De plus en plus souvent. De plus en plus naturellement.
Nous passons nos soirées dans mon petit appartement. Enfouis dans mon canapé-lit, les yeux rivés sur l'écran de télévision. Quand ils ne sont pas retenus prisonniers par le regard de l'autre.
Et ses bras m'accueillent toujours chaleureusement, alors que les miens sont encore bien trop timides pour l'enlacer.

Au fils des jours, au fils de ses visites, il laisse trainer certaines de ses affaires. Une brosse à dents. Des chemises. Un jogging. Deux parapluies. Des carnets à dessins. Quelques livres qu'il range parmi les miens. Des biscuits immondes, qui pourtant sont ses préférés. Une sauce beaucoup trop épicée. Une paire de chaussures à cirer.
Régulièrement, il me demande depuis quand ses affaires traînent ici, comme s'il avait besoin de s'assurer que ce sont toujours les siennes.
Sa présence en ces lieux prend de plus en plus de place. Elle se fond de plus en plus dans la mienne, n'en créant plus qu'une seule et unique. La notre.

Pourtant, il ne reste jamais dormir ici. Il s'en va toujours avant que minuit ne sonne. Même les soirs où nos corps s'enivrent et se redécouvrent. Quand la passion nous submerge et nous engloutit. Quand j'aimerais rester blottis contre son corps chaud. Il part toujours.
Mais il finit toujours par me retrouver.
Peu importe où je suis, ce que je fais, tous les jours il m'apparait.

Ça présence m'est devenue tellement normale que je ne suis même plus surpris, en sortant de ma douche, de le découvrir avachit sur le canapé. Ou en train de s'arracher les cheveux sur un devoir à rendre. Je le surprends parfois même à passer le balai. Souvent, il prépare le repas. Plus rarement, je le retrouve perdu dans l'exploration d'un de mes précieux livres, les sourcils froncés, son doigt guidant sa lecture. Cette vision m'amuse toujours. Il ressemble alors à un enfant s'étant aventuré à lire une histoire bien trop complexe pour lui. Mais son expression est toute autre lorsqu'il se saisit d'un de mes albums de photographie microscopique. Cette image de lui est ma préférée. Ses yeux grands ouverts, émerveillés par ce monde invisible à l'œil nu. Ses lèvres mimant des exclamations de surprise, sans pour autant laisser échapper un seul son. Ses longs doigts caressant délicatement les pages. C'en est presque érotique.
Non.
C'en est totalement érotique.

En ces instants, seule ma gêne me retient de le faire mien une fois de plus.
En ces instants, seule ma gêne me retient de le supplier de me faire sien.

Au Lendemain d'HierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant