Sensation barbare d'une peur inavouée à soi-même, que l'on se refuse, mais qui est là, grandissante, à mesure que l'on tente de l'enfouir sous des couches de pensées. Elle me prend au corps, et fait trembler mes mains posées sur mes jambes. Parmi toute cette obscurité, mes yeux s'accrochent à la moindre lumière, au moindre mouvement. Résonants dans ma tête, les battements de mon cœur font un bruit assourdissant, couvrant même les pas des chevaux ; tandis que mes pensées se troublent, comme évoluant dans une eau bouillonnante, incapables de retrouver leur limpidité.
Si je ne prends pas un bain dans l'heure qui vient, je suis à peu près certain que l'odeur du crottin et de la sueur va s'incruster dans ma peau ; et c'est sans compter sur celle du vomi qui ne va pas tarder à me monter aux lèvres tant la diligence bouge, que ce soit de droite à gauche ou d'avant en arrière. Je n'arrive vraiment pas à comprendre comment mes hommes font pour être ainsi assoupis depuis si longtemps ; mais c'est peut être ma nervosité qui me tient à elle seule éveillé. Avachis, les uns sur les autres, ils dorment, bien que bruyamment, ronflant et parlant dans leur sommeil ; certains mêmes, bavent sur l'épaule de leur voisin. Je tire le rideau pour observer au-dehors si je peux apercevoir ne serait-ce qu'un bout de notre destination finale m'indiquant la fin de ce calvaire, mais il fait encore trop sombre pour distinguer autre chose de la lune éclairant les grands arbres voûtés qui s'entremêlent au-dessus de nos têtes. Je devine cependant, pour ne voir que ces dernières depuis des jours, les fades et immenses plaines verdoyantes, le rouge et le jaune des feuilles automnales et l'ennui mortel des forêts interminables, typiques de ces lieux où les terres anglaises rencontrent celles écossaises. La lanterne à l'avant de la voiture, projette les ombres des grandes roues sur le sol boueux, mais même les rayons tournant tel un mobile d'enfant n'arrivent pas à me bercer.
Je promène alors mon regard autour de moi, cherchant de quoi m'occuper l'esprit. La voiture est un vrai capharnaüm. Il y a des cartes qui jonchent le sol un peu partout, de la nourriture dans tous les coins : des fruits, du fromage, des gâteaux ; des bouteilles de vin ouvertes sont posées en quinconce contre des boites rondes renfermant d'autres distractions ayant étés apportées pour le voyage. Il ne manque que des femmes à notre bonheur, comme dirait Ian. Des couvertures sont éparpillées sur tous les hommes, pleines de miettes et d'alcools. À nous cinq, nous avons réussi a mettre une vraie pagaille digne d'un champ de bataille dans un si petit espace que cela me sidère.
Ayant abandonné depuis bien longtemps l'idée de gagner moi aussi le sommeil, je m'emploie à réciter mentalement ce que je vais devoir dire à mes beaux-parents en arrivant chez eux : « Quelle belle demeure vous avez là... », « Je suis tellement heureux d'être ici, merci beaucoup pour votre hospitalité. », « Votre fille est si charmante, je suis si fier d'avoir à l'épouser un jour si tout se passe comme nous le souhaitons tous ! » ; mais j'ai beau y mettre le plus de conviction possible, je vais avoir du mal à les convaincre. Je suis pourtant contraint à devoir faire de mon mieux, je serais perdant à ne pas le tenter.
Nous nous arrêtons brusquement.
Je manque de me cogner contre mon camarade en face de moi. Bougre d'anglais, pas capable de s'arrêter correctement ! Nous aurions dû prendre le train en arrivant en Angleterre, comme je l'avais suggéré. S'il va jusqu'en écosse, il va bien jusque dans ce foutu duché, nom de dieu ! Le conducteur de la diligence me fait savoir que nous allons repartir d'une minute à l'autre, que nous sommes bloqués par un troupeau de vaches. Je peste alors silencieusement dans ma langue maternelle, qu'il ne puisse pas comprendre mes injures, préférant éviter le risque qu'il refuse de repartir.J'entrouvre la portière et, accueilli par l'odeur fétide du crottin bovin, me retrouve nez à nez avec une des ces bêtes rousses à poils longs, dégoulinantes de pluie, si monstrueuse qu'elle pourrait figurer dans un recueil d'histoires effrayantes à 2 francs. Ses grands yeux noirs et vides, presque cachés sous son épaisse toison. me fixent. Et de ses larges naseaux sort un brouillard chaud qui s'évapore dans l'air glacé de la nuit. Silencieuse, seule sa lourde respiration rompt l'étrange calme nocturne de la forêt. Près de son flanc, tout aussi hideux mais d'un lainage plus clair, un petit secoue son museau, seule image mouvante du tableau.
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Le Lys, L'Epine, La Rose et le Chardon
RomanceVOL. 1 Louis XVI et Marie-Antoinette, bien qu'âgés, ont toujours toute leur tête. Dans cette réécriture de l'histoire, où amour, doutes, mariages arrangés et art du règne, sévissent, se faire une place dans le monde n'est toujours pas une chose aisé...