II - Isaac : La bête

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Le ciel de l'aube est encore noir. Il ne peut pas me voir, il est certainement trop concentré sur sa blessure pour s'inquiéter d'autre chose. Il devrait pourtant savoir que c'est lorsqu'une créature est faible qu'elle est le plus en danger. J'avance d'un pas presque trop calme, mais il ne m'entend pas non plus arriver derrière lui. Je le prends par surprise, plongé dans la pénombre, flou à ses yeux. Fier de moi, je ne peux réprimer un rictus de satisfaction. Ce matin, je vais pouvoir satisfaire mon envie de vengeance. J'avance doucement, pour qu'il ne puisse pas m'entendre. Je pose mes pieds entiers sur le sol de la forêt, de telle sorte que les feuilles mortes de ce début d'automne ne puisse craquer sous mon poids. Je ne le distingue pas toujours, il fait parfois trop sombre pour que je puisse le voir complètement, mais j'entends son râle, fort et fatigué, si peu discret. Je suis quand même surpris qu'il ne m'ait toujours pas remarqué, mais je ne vais pas m'en plaindre. L'air froid et le brouillard nous englobe de toutes parts. Il s'empare de nous, faisait de nos corps des créatures de la forêt, mi-humaines, mi-brumes sous l'unique lumière de la lune.
Je me rapproche encore de lui. Je suis maintenant si près qu'il devrait entendre ma respiration.
Mais il ne fait rien. Il marche en boitant, droit devant lui, le regard perdu. Peut-être a-t-il connaissance du sort qui l'attend, et que c'est pour ça qu'il n'y fait rien ? Parce-qu'il sait qu'il ne peut pas changer son destin ? Je ne vais pas me risquer à le lui demander. J'hésite à armer mon arbalète, après tout, ce n'est pas aussi risqué que le corps à corps, mais tout même moins efficace aussi ; ça peut lui laisser le temps de s'en prendre à moi.
J'avance encore, de quelques pas seulement, mais juste ce qu'il en faut. Nous respirons en rythme, tel deux musiciens dans la nuit. Des corbeaux s'envolent près de moi, et croassent comme pour le prévenir. A tout moment il peut se retourner dans un seul mouvement, et ses yeux diaboliques se poseront sur moi sans même me laisser le temps de fuir. Les palpitations de mon cœur doublent alors d'agitation. Je laisse l'adrénaline s'emparer de moi. Je repère sa nuque, grasse, pleine de peau, et d'une main assurée, j'enfonce violemment ma lame aiguisée dans son dos. Si ma mère savait où est passé son couteau de cuisine ! J'ose à peine l'imaginer. Ce n'est pas qu'on mange mal à la maison, mais si au moins il peut servir à quelque chose, autant ne pas s'en priver.
Par chance, je n'ai pas besoin de faire le moindre effort, mon poignard improvisé s'enfonce dans la chair comme dans du beurre. Tétanisé, il arrête alors de bouger. Tombant de face, il réprime un cri et s'agite pour m'échapper. Fixant ma victime avec avidité, je m'approche plus près de lui, en profitant pour le bloquer à terre contre mon torse et mon bras libre. J'avance ensuite ma bouche vers sa tête, jusqu'à être assez près pour qu'il puisse sentir mon souffle contre sa nuque ; et, je lui murmure dans le creux de l'oreille :
- On fait moins le malin comme ça...
Posant alors avec brusquerie ma main sur sa tête, la plaquant au sol et l'empêchant de faire du bruit, je remonte avec violence le couteau le long de son dos, sentant sa chair se déchirer par à-coups. Je ne suis pas un grand amateur de souffrance, je ne la connais que trop bien pour m'en délecter tel un sadique, mais j'avoue jubiler à le voir se tortiller ainsi ; je comprends maintenant mieux l'engouement des autorités pour les flagellations en place publique, avec des spectateurs, ça doit être encore mieux –surtout des spectateurs qui ne peuvent rien dire, qui ne peuvent que vous soutenir sous peine de recevoir le même sort.
Son corps effectue des soubresauts de douleur. Il est parcouru de secousses tandis que le sang s'échappe de la plaie béante. Je suis partagé entre le dégoût, la peine et la pitié. Puis la raison reprend le dessus.
- Fais pas l'innocent mon gars, tu savais parfaitement ce qui allait t'arriver.
Avec empressement et emballement, nos regards se croisent alors qu'il arrive presque à se retourner. Le sien est suppliant, las, fade, tandis que le mien est violent, brusque, meurtrier. Ne le laissant toujours pas s'exprimer, ma main inlassablement collée contre sa mâchoire et sa bouche, je rétorque :
- Me regarde pas comme ça, tu l'as cherché, fallait pas que tu me voles mes collets. Chacun ses rongeurs. Ce n'est pas moi le méchant dans l'histoire, oh non ! J'te rends juste là monnaie de ta pièce. Et puis, si je ne te tuais pas aujourd'hui, un autre le ferrait demain. C'est mieux ainsi, pour tous.
Dans un bruit de déchirement, je lui ôte définitivement la vie, tranchant la peau rugueuse de sa gorge. Son sang se répand alors sur le sol, formant une masse informe, liquide sombre qui se mêle rapidement aux feuilles mortes arbres et à la terre humide. Je vais avoir du mal à nettoyer tout ça.
Je me mets soudainement à frissonner. Je ne sais pas si c'est à cause du vent froid qui vient de me caresser la nuque ou si c'est à cause de ce qui gît à mes pieds. Le bruit d'une voiture tirée pas un grand nombre de chevaux se fait entendre, et je me précipite au sol, immobile, ne voulant pas qu'on m'aperçoive. Ça pourrait être n'importe qui à l'intérieur. Je vois la lumière bringuebalante du cocher briller dans les bois tel un feu-follet, avant de disparaître, suivit de près par les bruits de sabots.
Me relevant, j'attrape son corps par l'arrière, tirant sur sa jambe, et le fait pivoter sur les flancs. Ne pouvant ramener une dépouille de ce genre à la cabane sans attirer l'attention, autant celle de ma mère que celle de nos rares voisins, je le dépouille sur place, vidant mon carquois pour ramener le maximum de morceaux à la maison. La nourriture se fait rare ces derniers temps, alors on ne va pas se priver d'une si belle prise, surtout quand le corps est encore chaud. Je ne dis pas que j'approuve ce genre d'alimentation, mais disons qu'on fait avec ce que l'on trouve quand l'hiver écossais vient.
Retirant en premier la peau, qui peut certainement se vendre un très bon prix, je prends soigneusement le temps de lui ôter la tête, alors décharnée sans sa toison, voulant l'avoir loin de ma vue pour ne pas y faire face. Découpant les parties les plus amènes d'êtres comestibles, mes mains baignent dans le sang et tâchent mes vêtements. Déchirant la chair et broyant les os le plus proprement possible, je peine à trouver de bons morceaux.
- Bampot ! Saleté de sanglier, que des nerfs là-dedans ! J'l'ai tué pour que dalle, y a rien de mangeable en plus ! Putain.
Pestant encore longtemps dans le silence des bois contre cette sale bête, je finis par rentrer à la maison avec le carquois plein de bouts de viande. En les faisant sécher, on arrivera certainement à en garder jusqu'au printemps.
Entrant dans la cabane en silence, me doutant que mère doit encore être dans les bras de Morphée, je dépose mes affaires dans la réserve. Mais entendant la bouilloire siffler dans la cuisine, je fais le détour dehors par l'arrière, et entre dans ma chambre par la petite fenêtre. Je préfère qu'elle ne sache pas que j'affectionne les petites balades nocturnes pour tuer des gros cochons, et mieux vaut qu'elle ne s'aperçoive pas de mon état actuel. Je suis plein de sang, des mains jusqu'à la chemise, en passant par le visage. Disons que je ne ressemble pas vraiment à un gars qui vient de partir chasser, mais plus à un violeur, à un tueur en série, ou à un bourreau.
Me déshabillant rapidement, et me passant un peu d'eau froide sur le visage avec ce que j'ai gardé dans une coupe, je retourne moi aussi me coucher. Le sommeil me gagne rapidement, particulièrement accueillant cette nuit.
Je m'éveille quelques heures plus tard, plus que reposé. Ces derniers temps, je chasse d'avantage de nuit, et j'ai donc pris le rythme pour ce genre d'escapades. Enfilant un pantalon propre et une chemise, je prends mes affaires sales et sort de la chambre pour aller les faire tremper au fond du jardin, là où je suis certain qu'elle n'ira pas. Le sang possède une odeur particulièrement infâme, et disons qu'elle est plutôt difficile à faire partir également. Laissant donc mes vêtements baigner dans la bassine, je me dirige vers la cuisine.
Mes pieds nus sur le sol froid font craquer toute la cabane. Je trouve la cuisine vide à mon arrivée. Mère doit être dehors, la porte de sa chambre était ouverte quand je suis passé devant. Les rideaux sont tirés, et quelque chose mijote sur le feu. Sur la petite table en bois sombre, le service du petit-déjeuner est déjà mis. Assiettes, bols, et couverts, en bois eux aussi, sont disposés de part et d'autre. Dans la mienne, je trouve une grosse tranche de pain, un œuf et une part de viande raisonnable. A côté, de l'eau a refroidi dans la théière mais elle est encore assez chaude pour faire du thé avec des feuilles de menthe. Je m'en sers donc une bolée. La chaleur qui s'échappe de la boisson m'envahit rapidement. A la fenêtre, un rouge-gorge donne des coups de bec dans l'espoir d'entrer et de goûter aux miettes de gâteau éparpillées sur la table. Attrapant un bout du pain plutôt dur, je mâche sans grande conviction, plus pour me remplir le ventre qu'autre chose, mais appréciant de pouvoir en manger quand même. Je jette un rapide coup d'œil par la fenêtre. De là, j'aperçois Kelpie en train de brouter, petite jument fruit du croisement d'un étalon flamand et d'une pouliche locale, que j'ai eu à bas prix il y a trois ans déjà, à cause d'une malformation sur sa patte avant gauche qui la fait légèrement boiter, mais qui ne l'empêche en rien d'être montable. De plus, avec ses longs fanons blancs, c'est à peine visible.
Tandis que j'observe la brave bête, ma mère entre en trombe dans la cuisine. Reposant ma tasse, je lève les yeux vers elle, et lui adresse un bonjour peu sonore. L'observant s'asseoir sur sa chaise et procéder à son rituel du matin, je me fais la réflexion que je ne prends jamais le petit-déjeuner avec elle ; cela dit, la plus part du temps, je suis déjà au travail ou c'est elle qui n'est simplement pas là.
Posant une main sur ma chaise pour tirer les plis de mon pantalon, je sens de petites marques irrégulières sous mes doigts. Des griffures. Elle a encore laissé entrer ce sale chat... un jour il ne va pas vouloir partir et ça nous ferra une bouche de plus à nourrir. Au pire, on le passera à la casserole ! Mais bon, je ne préfère pas. On avait un petit chat blanc quand j'étais gosse, et j'aurais impression de le manger lui ; j'crois d'ailleurs que c'est ce qu'a fait mon beau-père un jour... Chassant cette idée répugnante de ma tête, je reporte mon attention sur ma mère. Égale à elle-même, elle ne dit rien. Rompant son précieux silence, je lui demande si elle va mieux aujourd'hui. Ce à quoi elle me répond :
- Que j'aille mieux ou non, peu importe, ma convalescence est terminée dans quelques jours, je me dois d'aller mieux pour pouvoir y retourner.
- Tu sais, t'es pas obligée d'aller travailler, lui-dis-je.
- Je pourrais aller vivre chez mon frère, c'est ça que tu es en train de me dire pour la énième fois, Isaac ? Pour perdre ma liberté et devoir retourner sous la tutelle d'un homme ? Arty est une bonne personne, mais c'est non, je peux me débrouiller seule, me répond-elle en commençant à s'énerver.- Au moins tu pourrais y réfléchir, non ? Juste le temps de ta convalescence, dis-je en insistant d'une voix qui se veut douce et calme, mais qui je peux l'avouer, ne me ressemble pas.
- Non Isaac, c'est non. Lady Anne a besoin de moi, je suis sa femme de chambre. Tu sais comment les autres sont incompétentes en plus, ce n'est pas comme si je ne t'avais pas déjà parlé des centaines de fois de la vie au château ! Et puis, le Duc et la Duchesse ont déjà été assez bons de m'accorder un congé de maladie, je ne peux pas leur faire faux-bond plus longtemps ! Les autres Maîtresses ne l'aurait jamais fait, tu le sais très bien !
Je sais surtout de qui je tiens mon caractère têtu. Sachant que je n'arriverais à rien, je l'embrasse sur le front en me levant, et lui dit :
- Oui, tu as raison.
Le contre-jour m'empêche de voir distinctement son visage, mais le halo lumineux lui donne un côté angélique, presque pur avec la lumière blanche émanant jusque dans la cabane. Elle semble plus jeune, plus fraîche, moins malade. Enfin, j'ai bien dis presque, parce qu'à partir du moment où elle se décale, elle redevint la petit dame brune pleine de taches de rousseur que je connais, fatiguée et souffrante, la fausse dure sévère, ma mère.
Il suffit de l'observer un minimum pour s'en rendre compte. Déjà, le simple fait qu'elle ne puisse tuer un lapin prouve bien qu'elle n'a rien d'une grosse « dure ». Non, ma mère est bien des choses, mais pas ça ; elle est forte, courageuse, bornée, insolente, acharnée au travail et légèrement rebelle, mais je ne pense vraiment pas que de soit une « dure à cuire ». Je peux être fier d'être son fils.
Posant un bras sur le mien, elle m'arrête et me dit :
- En parlant d'Arty... tu vas l'accompagner à un repas ce midi. Il passe te chercher pour onze heures environ, et il faut que tu sois prêt. Enfile tes beaux habits.
- Tu...
- Je ne viens pas, je vais me reposer encore aujourd'hui.
- D'accord. Mais, par « beaux habits », tu veux dire ?
- Pas de kilt, tu vas déjeuner avec des anglais... Je pense que ce serait mieux.
- Bien, mère, dis-je en lui prenant la main quelques secondes.
Et sur ces mots, je pars dans ma chambre. J'aurais préféré passer ma journée avec elle, mais je ne peux pas aller à l'encontre de sa décision. Et puis, je m'entends particulièrement bien avec mon oncle, et je ne vois pas quelle raison je pourrais trouver pour cracher sur un bon repas, chaud qui plus est.
Je cherche mes habits du dimanche dans ma commode mais je ne trouve que mes vêtements habituels, et aucune trace d'eux. Les lessives n'ont pas été faites depuis l'arrivée de ma mère il y a deux semaines, je vais donc devoir faire autrement. Ouvrant le second tiroir, je pioche parmi mes effets de compagnon, qui vont parfaitement faire l'affaire. Je sais que je suis censé réserver ces toilettes pour les jours où je travaille, mais je ne risque pas de croiser une cliente pouvant me faire la réflexion aujourd'hui, et à moins que Mr. Gultard ne soit présent au repas, il ne saura jamais que je les ait utilisés dans un autre contexte.
Je choisit donc un ensemble pantalon beige, un veston rouge et un gilet d'un beige plus sombre que mon bas. Une fois habillé, je tente en vain de me coiffer, essayant avec de l'eau puis avec de la cire, mais rien n'y fait ; mes cheveux sont si indisciplinés qu'ils ne bougent même pas d'un millimètre.
Sur ma table de chevet, est posée ma chevalière. Je m'empresse de la ranger dans la boite en bois où je garde mes objets précieux, je ne veux que ma mère tombe dessus durant mon absence. Je sais pertinemment qu'elle n'aime pas l'idée que je me vende ainsi pour gagner de l'argent, alors le lui rappeler aujourd'hui ? Ça n'a aucune utilité.
Puis, après réflexion, je décide de l'enfiler ; je suis certain qu'ainsi elle ne la verra pas.
Arty arrive plus tôt que prévu à la maison, ou c'est moi qui ait passé trop de temps à rêvasser au lieu de me préparer. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas encore mes bottes aux pieds quand il arrive, et suis obligé de sortir sans être complètement apprêté pour qu'il n'ait pas à rentrer chez nous. La cabane ne ressemble en rien au logement de mon oncle, et je ne veux pas qu'il lui vienne l'envie de nous faire la charité.
En me voyant arriver avec les lacets à peine mis et la cravate sortie, Arty éclate de rire. Il me prend dans ses bras, m'offre une de ses habituelles grandes tapes dans le dos et me fait monter dans sa décapotable tout en me demandant comment ma mère va et comment tout se passe aux scieries. Je récite mon habituel discours, comme quoi tout va bien dans le meilleur des mondes, et en profite pour lui demander chez qui nous allons déjeuner, et qui aurons-nous l'honneur d'y trouver ; le tout en faisant mes lacets.
- Nous allons chez le neveu de Martha, Arthur Carl, me dit-il en lançant ses chevaux. Il donne une réception pour les trois ans de sa fille, Miss Lottie, et j'ai décidé de t'y convier car il y aura des jeunes femmes que je souhaite te présenter... Tu as bien fait de ne pas porter de kilt aujourd'hui d'ailleurs, je ne sais pas quelle aurait-été la réactions des hôtes.
J'ignore sa remarque qui laisse à supposer que les écossais ne seraient pas totalement appréciés lors de ce repas, et demande tout en remettant mon col :
- Des jeunes femmes mariés, ou à marier ?
- D'après toi ? me dit-il d'un air taquin.
- Arty, je ne veux pas prendre épouse, et puis, je ne suis pas de la bonne condition, je vis dans une cabane avec ma mère, je...
- Le fait que vous viviez dans cette maison de bois ne tiens qu'à ta mère qui y accroche trop de souvenirs ! Tu es le fils d'un capitaine de la flotte royale, le neveu d'un grand avocat et le petit fils d'un des plus grands vicaires de son époque, me coupe-t-il. Je donne environ entre 100 et 150 livres par an à ta mère, et en plus c'est une femme qui travaille ! Le Duc et la Duchesse la paient très bien... Et en plus tu travaille aux scieries, ce qui te rapporte 30 livres par ans, non ?
- Oui, lui mentis-je.
Le travail là-bas ne me rapporte en soit que 15 livres, mais c'est mon travail en tant que compagnon qui élevé ma petite fortune considérablement, même si je ne peux pas en jouer comme je le voudrais, par discrétion. Les gens trouveraient étrange qu'un bûcheron puisse du jour au lendemain jouir de l'achat de nouveaux chevaux ou mieux, d'une voiture. Et puis, je préfère encore chasser et profiter de ce que je me procure moi-même, cet argent me servira bien tôt ou tard ; et peut-être un jour pourrais-je lui acheter la maison au bord du Lochan, à l'extrémité de la forêt.
- Donc, tu n'as aucune excuse pour ne pas prendre épouse, gamin ! De plus, il faut continuer la lignée des Tanner, me dit-il comme si cela était une mission de la plus haute importance.
- Je n'ai pas mon mot à dire ?
Je frotte mes mains et craque mes doigts par réflexes. Le soleil reflète la brillance de ma chevalière et m'éblouit quelques secondes, ce qui me fait grimacer. Arty le voit et me dit :
- Oh, arrête tes enfantillages, Isaac. Il y a quand même plus pénible que d'avoir un endroit où passer ses nuits au chaud, non ?
Je ris légèrement en comprenant le double sens de sa remarque, ne sachant pas si c'est mon esprit qui est mal placé ou non, et répond donc :
- Peut-être bien. Mais je n'ai pas de problèmes à ce niveau là, je...
- Trêve de plaisanteries, nous arrivons ! Il serait mal poli d'avoir cette discussion devant des dames, hum ?
D'un mouvement sec, il fait arrêter son cheval, et la décapotable avec.
La demeure des Carl, Parm Hall est de loin un des plus beaux endroits où j'ai eu la chance de me rendre, mais il tient de la maison si on le compare au Château du duché. Dans un style typiquement anglais, le manoir, entièrement blanc, est d'un magnifique contraste avec la verdure dans lequel il est perdu.
Sur le perron, les femmes sortent unes à unes pour nous accueillir. J'y vois la femme d'Arty, Martha, au bras de sa sœur Jane Carl, suivie de près par sa fille, Miss Gemma, en plein bavardage avec son frère, Arthur, et la femme de se dernier, Mrs. Lane Carl, anciennement Lane Winters, portant dans ses bras celle dont on fête l'anniversaire aujourd'hui : Miss Lottie Carl.
Pour faire simple, plein de gens que je ne connais que de vue, ou très peu, et dont je m'abstiendrai bien de faire la connaissance si la bienséance et mon oncle ne m'y obligeaient pas.
Des yeux, je cherche les jeunes filles dont ce dernier m'a parlé, mais excepté Miss Gemma, qui doit bien avoir la trentaine, et donc presque dix ans de plus que moi, je n'en vois aucune. Toutes cependant, me reluquent avec un regard jaugeur, essayant de voir si je pourrait être ou non un bon parti pour qui-que-ce-soit.
Mesdames, non, ai-je envie de leur répondre tout en descendant de la voiture.
Plaquant leurs plus beaux sourires sur leurs visages, et moi-même les imitant, les présentations se font et l'on nous invite à l'intérieur. Un majordome prend nos effets, et part les ranger je ne sais où. Nous sommes conduit vers le petit salon, où des apéritifs ont été préparés à notre attention ; toasts sur lequel ont été déposés des tranches fines de jambon, petits pains au fromage, soufflés salés, et autres mets que je ne connais pas, mais qui me font saliver rien qu'à les voir. Sans oublier les vins, rouges, blancs ou rosés, dont les senteurs enivrantes et dont la couleur me donne l'eau à la bouche. Et ça doit pas être du chasse-cousin, ça !
J'ai littéralement envie de me jeter sur tout ce que j'ai en face de moi, mais je me fait fais violence pour attendre que l'on m'invite à en manger. Les conversations reprennent vite de bon train, comme si Arty et moi n'avions absolument rien interrompu en arrivant. Cependant, je sais que les sujets de leurs discussions ont changé, car je sens leurs lourds regards tous appuyés sur moi. Mon oncle m'a laissé seul pour aller discuter avec sa femme. Et visiblement, le sujet de cette conversation là a l'air d'agiter quelque peu Martha. Feignant d'examiner un tableau accroché au dessus des dits petits-fours, qui représente une scène de chasse bien ennuyeuse – deux setters anglais y pourchassent mollement un faisan ; je tend l'oreille et écoute leur conversation, n'osant pas m'interposer, bien que connaissant presque aussi bien Martha qu'Arty :
- Oui...bientôt arriver, sans... du moins je l'espère, lui dit-elle
- Moi, ce que j'espère... ma chère, et c'est qu'Isaac daigne... la parole.
- Nous aurons la chance... après ça, ajoute Martha avec excitation.
- Et sa mère... dira tant.
Leur conversation est coupée par le bruit d'une voiture arrivant dans la cour de Parm Hall.

Le Lys, L'Epine, La Rose et le ChardonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant