Chapitre 62 - « Comme si elle en avait envie »

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Ken Samaras

6 janvier 2014

Ce soir on s'est tous mis d'accord pour aller en boîte. Il nous reste du stress à évacuer, quelques victoires à fêter et ce sont les meilleures excuses pour passer une nuit en club.

Nous sommes en deux mille quatorze depuis six jours. Même si on a célébré cette nouvelle année comme il se devait, on ne pars jamais une occasion de recommencer. Mais au delà de célébrer la réussite de nos projets de l'an dernier, on est ici parce que la victoire d'Eeva face à son père est la plus importante.

Elle m'a envoyé un message il y a deux jours après des jours de silence. Elle s'est contente de me dire que tout était réglé et qu'elle rentrerait à la date indiquée sur son billet.

Malgré la fatigue du décalage horaire, elle a accepté de se joindre à nous cette nuit. Et je suis impatient de la retrouver.

On arrive devant le vigile qui nous laisse entrer sans chercher à nous faire chier. La chaleur est étouffante à l'intérieur mais c'est loin d'être dérangeant. Mon équipe derrière moi, je me dirige vers une table dans le fond de la pièce. La brune a insisté pour nous rejoindre ici directement, alors c'est la seule qui manque à l'appel.

Idriss se charge de passer les commandes, Doums et Amine commencent à bouger leur vieux corps sur le rythme du beat qui retentit, Hakim cherche des yeux sa possible prochaine proie et Papy est déjà passé à l'attaque.

Bien calé contre le dossier du canapé, mon verre en main, je me contente de regarder l'entrée du club en espérant y voir Eeva rapidement. La musique à un volume assourdissant n'est qu'un détail sans importance. Je suis concentré à guetter son arrivée. Les brunes défilent, toutes plus chaudes les unes que les autres. Mais celle que je cherche n'est toujours pas là et son absence commence sérieusement à m'inquiéter. Je sais qu'elle a pour habitude d'être en retard. Pourtant quelque chose au fond de mon corps me chuchote qu'il y a quelque chose qui cloche.

Soudain, je l'aperçois enfin. Ses jambes élancées sur ses talons hauts, ce corps que je connais par cœur. Je n'ai pas encore vu sa tête mais je sais déjà que c'est elle. Malgré le monde j'arrive à la distinguer parfaitement. Mes yeux prennent un malin plaisir à la reluquer lentement jusqu'à son visage.

Mais la vision que j'ai à quelques mètres de moi me plaît brusquement moins. Sa peau d'habitude si halée, ses joues légèrement rosées ne sont plus au rendez-vous. Son teint blafard, ses yeux rouges, son air perdu me confirment bien que quelque chose ne va pas. D'un pas tout de même assuré, déterminé à atteindre son but, elle se dirige vers moi. Seulement j'ai l'impression qu'elle est à peine consciente de ce qu'elle fait. Elle est là devant moi, mais son regard vide ne trompe pas. Elle est ailleurs, loin dans ses pensées, complètement déboussolée.

Pour faire comme si tout allait bien, elle commence sa tournée de bisous habituelle. Mais là encore elle échoue. Les autres n'y voit que du feu. Emportés par l'ambiance de fête qui règne dans l'atmosphère, aucun d'eux ne voit à quel point rien ne va. Ses lèvres viennent se poser sur ma joue dans un mouvement bref et sans entrain. Sous mon regard aussi bien curieux que perdu et qu'elle ne remarque même pas, Eeva s'enfile les trois shoots qu'ils restaient sur la table. Un revers de main sur la bouche plus tard, elle est sur la piste avec Amine et Doums. Face à eux son parfait visage refait surface.

Je la retrouve à quelques mètres de moi, merveilleuse, sérieuse mais rieuse...

Je pourrais croire que j'ai rêvé il y a quelques minutes en la voyant errer ici comme une fantôme. J'aurais pu c'est vrai. Mais je la connais trop bien pour me laisser avoir par cette feinte.

Elle garde les yeux fermés en dansant. Parce qu'elle sait que le regard ne peut pas faire semblant et que tout le monde saurait dans quel piteux état elle est. Comme hypnotisé par son corps qui colle au rythme, j'en oublie presque de continuer à la surveiller. Mes yeux satisfaits du spectacle qu'elle donne acceptent enfin de se focaliser sur son visage. Les mains vers le ciel, deux nouvelles bagues ornant son index et son annulaire, elle recale silencieusement chaque petit chien qui vient l'aborder sans jamais s'arrêter de bouger. J'arrive à voir d'ici qu'elle en a marre de leur présence, qu'elle voudrait seulement être tranquille, plongée dans ses idées noires. Elle parvient finalement à les ignorer, dansant entre des vagues de désespoir profond et obscur.

Là, sur cette piste usée, le moral au plus bas, mon étoile se donne à fond. Elle danse sans se poser de question, sans se soucier de ceux qui l'entourent. Comme si elle en avait envie.

Je termine mon verre cul sec, encouragé par les malheureuses âmes vides dans le même état qu'Eeva mais que personne ne remarque.

Je quitte mon siège confortable pour m'engouffrer dans cette masse de gens bourrés et transpirants. Entre l'arabe et le noir, je la trouve. Elle n'a pas l'air de m'avoir vu, autant obsédé par ses problèmes que je le suis par elle. Je pose une main sur son épaule qui ne la fait pas réagir. Elle m'a reconnu. J'approche lentement ma bouche de son oreille, mon souffle tapant contre son cou délicieusement parfumé.

— Viens t'asseoir avec moi ma petite étoile. Je veux tout savoir.

Son corps arrête de bouger en parfaite synchro avec la mélodie. Elle ralenti sa danse endiablée, toujours dos à moi. J'attrape une de ses mains que je presse fortement dans la mienne et la force à me suivre jusqu'à la banquette de cuir. Je m'y assois en premier, rapidement imité par la danseuse qui, comme sortit de sa transe, me semble soudainement toute fragile.

— Qu'est ce qu'il s'est passé ? Parle moi.

Je l'encourage à m'en dire plus sur la raison de son pitoyable état. Ses deux pupilles dilatées rencontrent les miennes. Je sais bien qu'elle n'a pas fait que boire ce soir, mais je lui en tiendrai pas rigueur. Les yeux chargés de larmes qu'elle retient du mieux qu'elle peut, elle laisse enfin une phrase sortir.

— Si tu savais Ken... Comment je me sens conne de lui en avoir voulu.

Sa voix est si faible que je peine à l'entendre avec la musique. Mais ses mots sont francs tout comme sa blessure est encore à vif et ils rentrent facilement dans ma tête. Je comprends alors que cette boîte n'est pas le lieu pour en parler.

Doucement je reprends sa main et la guide jusqu'à la sortie. Mon appartement n'est pas très loin et c'est sur le toit que je vais l'emmener. Dans le silence et le froid, nous marchons jusqu'à mon immeuble. Eeva ne pose pas de question. Elle me suit, isolée dans ses songes et ses angoisses qui ont l'air de n'être que trop peu différents.

Une fois sur le toit du bâtiment, un sentiment de liberté s'empare de mon corps. On s'assoit près du bord malgré ma peur du vide, la tête levée vers les cieux, à contempler les constellations.

— Abuelita est malade... Elle rejoindra bientôt chacune de ces âmes là-haut et... J'aurais aimé que les étoiles aient l'air plus grande vues d'ici parce que... J'aurais eu besoin de la voir de plus près. J'ai l'impression qu'elle va m'abandonner et que c'est à moi de la suivre Ken... Je sais pas ce que je ferai le jour où le téléphone va sonner pour m'annoncer que c'en est terminé.



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Lost in the night • NekfeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant