II Ce qui est étrange chez lui

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- Eugène n'est pas là ?

- Je l'ai vu tout à l'heure. Il est simplement en retard.

- Installons-nous alors, conclut Père.

- Le déjeuner refroidit et vous savez bien que je déteste manger tiède.

Il a surtout horreur d'attendre et tient excessivement à la ponctualité!
D'ailleurs, à peine sommes nous assis qu' Eugène apparaît, gêné.

-Ah ! Enfin ! Où étais tu ?

- Oh, nulle part Père. J'ai simplement mis du temps à me préparer.

Cheveux ondulés avec beaucoup de soin, nœud de cravate plus recherché qu'à l'ordinaire et bottes impeccablement cirées.
Quelle plus parfaite image laisser si jamais ce duel tourne mal ?
Je lui glisse son briquet dans la main tandis qu'il s'assoit à côté de moi.
Bertrand, notre maître d'hôtel, apporte un potage glacé aux courgettes.

Père essaie d'alimenter la conversation.
Eugène ne participe que par monosyllabes.

Je pense à la carte de Raphaël de Brassac, à ce que je lui ai raconté hier, sur le mariage. J'aurais tout à gagner à l'épouser. Il ne me déplaît pas, en me forçant j'arriverai bien à l'aimer. Sa famille vaut la mienne et cela ne serait pas une mésalliance, au contraire. Les parents ne s'y opposeront pas. C'est un bon parti, il est beau...

Oui c'est décidé s'il se déclare, j'accepterai. Et on arrêtera peut être enfin de jaser sur mon compte. Être une femme mariée, quel avantage ! Je ferai ce qu'il me plai...

-Diane ! Tu n'écoutes pas ce que je dis. Ça ne t'intéresse pas peut être ?

-Pardon Père.

- Qu'est ce que je disais ? Ah si ! Ces jeunes gens sont ridicules. Ils se battent sans penser à leur famille, à leurs parents !

Aïe... On parle de duels.
Père a haussé la voix.
Eugène pâlit et se plonge dans la contemplation de son assiette vide.
Faisons diversion.

-J'ai vu Valentine aujourd'hui. Elle m'a annoncé ses fiançailles avec Tristan de Conprat.

-Je suis heureux pour elle, fait enfin Eugène.

Son manque d'enthousiasme est évident.
Le déjeuner se termine enfin. Je me précipite dans ma chambre. Eugène me fournit l'occasion rêvée pour répondre à Raphaël.

Monsieur,

Si vous tenez autant à moi que vos roses le signifiaient, ne laissez pas mon frère se faire tuer.
J'ai confiance en vous.

Diane de Bauséant

Cela devrait suffire. Je vais la cacheter, l'envoyer. Où est donc Angelo ? Le faire appeler ? Non il ne faut pas qu'on sache les lettres que j'envoie. Je vais monter au dernier étage.

La chambre d'Angelo est la plus à gauche je crois. Cela fait une éternité que je n'y suis pas venue.
La porte est entrouverte. Allongé sur son lit de fer, la chemise largement ouverte, perdu dans un nuage de fumée que la fenêtre ouverte ne peut dissiper et qui cache son visage et ses cheveux noirs, mon ami rêve !

-Angelo ! Tu sais que je déteste cela ! Qu'avez vous donc tous à fumer ?

-Il y a longtemps que vous n'êtes pas montée Diane. Je ne pouvais pas prévoir que votre Altesse daignerait se souvenir de mon existence...

-Si c'est un reproche garde le pour toi mon cher. Et puisque tu ne veux pas lâcher cette cigarette, je reste dans le couloir.

-Comme il vous plaira.

-Tu dois me rendre un service.

-Pourquoi ne pas m'avoir fait appelé dans votre chambre. C'est mon métier de servir.

-Personne ne doit savoir. Porte cette lettre s'il te plaît. Tu n'as qu'à prendre Apollon.

Il hésite mais la perspective de monter mon cheval semble l'emporter. Il jette sa cigarette et enfile ses bottes et un manteau, attrape la lettre.

-Pourquoi envoyez vous une lettre à ce Monsieur de Brassac ?

-Jaloux ? Jure que tu n'en parleras pas.

-Dites d'abord. Je jurerai ensuite.

-Bon...Eugène se bat en duel ce soir. Il refuse d'avertir les parents. Je demande à son témoin de tenter de limiter les dégâts.

Un silence. L'habituel temps de réflexion d'Angelo.

-Bien je ne dirai rien.

Il ferme la porte. Nous sommes tous les deux dans le couloir.
Son inévitable mèche rebelle ! Je la remets en place du plat de la main.

-Depuis que nous sommes enfants, j'ai l'impression de te recoiffer à chaque fois que je te vois !

Un Merci à l'oreille et je m'éloigne. Il dévale l'escalier quelques secondes après moi. Ses bottes font craquer les marches de bois.
Cinq minutes plus tard, je le vois passer par la fenêtre.

Ce qui est étrange chez lui, c'est qu'il a l'air d'un prince quoique domestique, et que sa bouche qui ne sourit jamais n'efface pas l'air moqueur des yeux de celui qui reste mon éternel compagnon de jeux.
Le message arrivera à destination.
Il est deux heures et demie.

A suivre...

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