Lettre 1 :

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Heure de décès :
10 heure(s) 36 minute(s)
( Corps trouvé par Simon Bruge à l'heure donnée )

Ça fait un quart d'heure que je fixe ces mots. Chaque respiration m'est difficile, comme si mes poumons se recroquevillaient pour ne pas faire face à ce qui vient de se passer. Mes yeux ont cessé de pleurer depuis longtemps mais de gros sanglots franchissent toujours la barrière de mes lèvres en déchirant le silence de la maison. Neny est partie dormir. Je crois qu'elle et Moon s'y attendaient. Je veux dire, elles savaient que quelque chose n'allait pas. Les mères le pressentent toujours. Ce doit être l'un de leurs nombreux super-pouvoirs.

Je chiffonne le bout de papier que je tiens dans la main. C'est la copie de ta déclaration de décès que m'a donné le pauvre infirmier du SAMU avec un air contrit. Je me lève avec difficulté du canapé, passe devant Moon, assise sur le comptoir de la cuisine, le regard dans le vide, et déplace la masse de mon corps d'un pas tremblant jusqu'à la salle de bain. Comme pour me réveiller, je m'asperge le visage d'eau et relève la tête.

Le miroir me renvoie le reflet consternant d'un mort. Comme toi. J'ai les yeux rouges et gonflés, le teint pâle et les traits affaissés.

Deux grosses larmes roulent sur mes joues pour finir leur course dans le lavabo ébréché. De l'eau risque de couler sous les ponts avant que je m'habitue aux souvenirs de toi.

Je crois que je vais prendre un bain. C'est ce que je fais toujours quand ça va mal. L'eau chaude a sûrement des effets bénéfiques sur le moral ; il faudra que je vérifie. Alors que j'ouvre le robinet de la baignoire, trois petits coups sont frappés à la porte. Je l'entrouvre doucement pour tomber nez à nez avec une Neny aux traits tendus.

- Tu veux manger quelque chose ? demande-t-elle. Il est presque vingt et une heures.

- Non.

Elle m'observe de ses beaux yeux bruns, un peu surprise. Elle ne s'attendait sûrement pas à une réponse aussi vide. Mais je n'ai plus la volonté de rendre mes mots expressifs.

Elle m'offre un faible sourire en posant un baiser sur mon nez. Je referme le battant et m'adosse contre celui-ci.

Comment peut-elle être aussi calme alors que tu viens de te tuer ?

°°°

Le bain ne fait rien. J'ai toujours cette impression qu'on fait fondre mon cœur à l'acide sulfurique. Lentement. Très douloureusement.

C'est de ta faute. Je viens de m'en rendre compte. Un suicide est un meurtre envers soi-même. C'est toi qui t'es tué, alors c'est toi que je devrais blâmer. Mais non, je suis en colère contre l'univers entier. Je ne sais pas pourquoi tu as fait ça.

Depuis le collège, on nous martèle que le suicide n'est pas une solution, que ça ira mieux, qu'il faut parler de ce qui ne va pas et le tas de conneries habituel. Je peine à y croire en ce moment. J'ai envie de mourir aussi. De te retrouver de l'autre côté de la porte de sortie. Qu'on marche ensemble vers un ailleurs probablement inexistant

Mais je n'ai pas le droit de faire ça. Ne serait-ce que pour Neny et Moon, qui ne s'en remettraient pas. Je dois continuer à vivre, pour trouver ce qui t'a poussé à utiliser ton seul et unique joker et l'exterminer de façon définitive.

Je vais dormir un peu, mais pas dans notre chambre. Il est hors de question que je mette les pieds là-bas. Je risquerais d'y rester.

Le jour où nous sommes devenus jeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant