Chapitre 3 ~ L'Habitué

221 47 21
                                    

Ella était triste, évidemment. Tant d'interrogations tournaient en boucle dans sa tête, sur Matisse, sur elle-même, sur eux deux. Elle remettait tout en question. Mais elle avait aussi décidé qu'elle n'était pas une héroïne de film tragique. Elle était jeune, et elle refusait de se laisser aller à fondre en larmes tous les matins au réveil, à passer ses journées à regarder les photos de son couple détruit, ou encore à harceler Matisse de messages larmoyants pour le faire changer d'avis. Elle voulait se prendre en main. Il était hors de question qu'elle se laisse sombrer, avale pots de glace sur pots de glace et passe ses journées en pyjama, comme ces filles dans les films. Elle les avait toujours trouvées stupides.

C'était pour cette raison que, quelques jours plus tard, elle hésitait entre chercher un projet pour son école d'ingénieur - projet qu'elle devait trouver avant la reprise - ou traîner son frère dans les rues d'Angers afin de retrouver Tragico. Elle voulait lui prouver qu'il existait vraiment. Évidemment, s'il avait bel et bien enlevé son masque, il serait difficile à retrouver. Mais il était possible que quelqu'un sache qui il était réellement, ou au moins confirme son existence.

Ella repoussa ses longs cheveux bruns derrière ses épaules, enfila un sweat sombre assorti à ses yeux, et décida de ne pas décider. Elle pouvait faire les deux à la fois. Elle sourit tristement, prit une profonde inspiration et appela son frère.

Le doux soleil d'hiver éclairait d'une jolie lumière les rues de la ville. Il faisait froid, un froid vif qui irritait les poumons et prenait à la gorge. Christopher pinçait les lèvres. Il avait l'air de celui qui aurait préféré se trouver ailleurs. De toute évidence, il n'avait accepté que pour faire plaisir à sa sœur.

Tous deux se dirigeaient vers le pont, près du cinéma, où Ella avait rencontré Tragico. Tout en marchant, la jeune femme réfléchissait intensément. Il lui fallait trouver un projet à mener à bien en groupe, de la conception à la commercialisation. Projet qui s'appuierait évidemment sur les compétences développées au cours de l'année.

Puisqu'elle étudiait principalement l'informatique, Ella était partie sur l'idée on ne peut plus banale de créer une machine, codée par un programme complexe. Restait à savoir quoi.

- Donc ? fit Chris en s'arrêtant devant le cinéma. Ton clown dépressif ?

Ella balaya les lieux du regard. De nombreux passants sortaient et rentraient rapidement du cinéma, comme si la moindre seconde leur était précieuse. Les enfants réclamaient du pop-corn à des adultes sévères, quelques adolescents s'embrassaient dans un coin. Ils étaient tous accompagnés, songea-t-elle avec un pincement au cœur. Dire qu'elle était venue ici si souvent avec Matisse...

Sous le pont, en revanche, où elle s'était abritée, il n'y avait pas un chat. Pas de clown dépressif en vue - si tant est qu'il soit toujours un clown dépressif.

- On pourrait demander ? hésita-t-elle en soufflant dans ses mains pour les réchauffer.

Chris leva les yeux vers le ciel gris, d'où perçait doucement le soleil.

- Demander quoi ? Et à qui ? On ne peut pas arrêter les gens au hasard pour leur demander s'ils se souviennent de cet énergumène !

Ella secoua la tête, butée. Elle avait vaguement conscience que son insistance n'était qu'un moyen de s'occuper, de chasser Matisse de son esprit. Mais chercher Tragico était toujours plus productif que passer la journée au lit à pleurer.

- Il doit y avoir des habitués, ici, argumenta-t-elle. Et puis, Tragico était abrité sous ce pont, donc il venait d'autre part. Peut-être même de tout près d'ici !

- Très bien, capitula son frère, une note d'ironie dans la voix. Trouvons un habitué.

La jeune femme lui lança un regard aigu. Si elle lui avait demandé de chasser un dragon, un troll ou un lutin, il aurait probablement accepté aussi. Pour elle.

Le Comédien des jours de pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant