Chapitre 2 ~ Douloureux aveux

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Matisse l'avait quittée la veille des vacances d'hiver. Cette phase ne cessait de tourner en boucle dans l'esprit d'Ella. Ils ne guetteraient pas la neige ensemble. Ne fêteraient pas Noël ensemble. Et dire qu'elle lui avait pourtant déjà acheté un cadeau !

La pluie avait cessé, et la jeune femme apercevait par la fenêtre un timide rayon de soleil qui tentait de s'imposer. Sans grand succès. Elle sentit le regard de Dina, sa belle-mère, peser sur ses épaules. Quand la mère d'Ella était morte, décédée dans un accident de voiture alors qu'elle n'avait que deux ans, Dina avait beaucoup soutenu son père. À tel point que tous deux étaient tombés amoureux. Dina était à présent comme une mère pour Ella et son grand frère, Christopher.

- Est-ce que tout va bien, Ella ? questionna délicatement Dina.

Ella redressa les épaules et leva la tête. Tous les regards étaient tournés vers elle. Son père, inquiet, son frère, distrait, et Dina, qui avait dans les yeux cette lueur de compassion. Comme si elle savait déjà.

- Ça va, mentit Ella d'une voix qui n'aurait décidément convaincu personne.

La jeune femme avait intégré une école d'ingénieur proche de chez elle, si bien qu'elle y vivait toujours. Les repas, comme ce dîner, se prenaient donc en famille. Difficile dans ces circonstances de faire comme si de rien n'était.

- C'est Matisse, n'est-ce pas ? continua Dina.

Les émotions qui menaçaient depuis le début du repas l'engloutirent enfin. Pour la septième fois de la journée, Ella fondit en larmes. Dehors, le soleil renonçait à percer, et laissait place à l'obscurité envoûtante de la nuit.

Plus loin, au cœur de la ville, Tragico s'étendit tranquillement dans un parc, les yeux fixés vers les étoiles. Il ne lui restait plus que quelques heures avant de les rejoindre. Et alors, il renaîtrait.

- Oh, ma chérie, je suis désolée, souffla Dina en se levant pour l'enlacer.

Ella lui rendit son étreinte, s'accrochant à elle comme à une bouée de sauvetage. Les deux hommes de la maison les regardaient, l'air perplexe.

- Ils ont rompu ? questionna Christopher avec son habituel manque de tact.

Eric, leur père, plissa les yeux.

- Je suppose... S'il était mort, on serait déjà au courant, non ? Chérie, est-ce que tu veux un pot de glace ? Je vais lui chercher un pot de glace, décida-t-il en se levant.

Ella retint un petit rire nerveux. Son père revint rapidement et lui glissa dans les mains une gigantesque boîte de glace Carte d'Or au chocolat agrémentée d'une cuillère.

- Elle va manger dans le pot ? Mais c'est dégoûtant ! protesta aussitôt Chris. On va tous attraper ses microbes !

La note étrange dans sa voix fit comprendre à tous qu'il tentait seulement de dérider sa sœur. Ella salua son effort d'un mince sourire forcé.

- On n'est pas dans une série américaine, fit-elle d'une voix étranglée. Je ne vais pas manger tout ça de glace.

- Tu serais malade, acquiesça aussitôt Christopher.

Près de lui, Eric se tordait nerveusement les mains.

- On doit avoir Bridget Jones et Coup de foudre à Notting Hill quelque part... marmonna-t-il.

- Papa... tenta vainement de l'interrompre Ella.

Peine perdue. Ella soupira et s'écarta de Dina. Elle avait craint la réaction de sa famille lorsqu'ils l'apprendraient, bien sûr. Mais elle était surprise. Et touchée. Réconfortée, aussi. Elle leva les yeux vers la lune qu'elle apercevait à travers la fenêtre. Elle était presque pleine.

Ella jeta un œil à son téléphone. Plusieurs de ses amis de l'école lui avaient envoyé des messages. Elle pinça les lèvres. Savaient-ils ? Qu'allaient-ils penser d'elle ? Nerveuse, tentant de reprendre le contrôle de l'afflux d'émotions qui menaçaient de la submerger, elle effaça tous les messages. Elle avait deux semaines complètes avant de les revoir. D'ici là, elle aviserait.

Le regard morne, elle fixa le vide. Les voix de Dina et Éric, qui se disputaient au sujet du film, lui faisaient l'effet d'un lointain brouhaha. Elle revit la façon dont Matisse l'avait larguée. Tous leurs amis de l'école se souhaitaient de bonnes vacances, juste après être sortis. Matisse l'avait emmenée un peu à l'écart...

- Et il m'a dit qu'il voulait qu'on arrête, hoqueta douloureusement Ella, serrée dans les bras de son frère.

Remarquant sa morosité, Chris l'avait attrapée par le bras et l'avait emmenée dans sa chambre. Tous deux allongés sur son lit, ils parlaient. Enfin, Ella parlait. Et pleurait.

- Qu'on arrête... nous. Il était en train de rompre, et je restais là, les bras ballants, à le regarder sans comprendre. Il m'a dit que ç'avait été chouette, que j'étais une fille géniale. Mais qu'il n'était plus amoureux de moi. Qu'il voulait que chacun retrouve sa liberté. Moi, je n'ai rien dit. J'étais incapable de parler. Il m'a demandé si ça allait, je suis partie. Puis j'ai fondu en larmes et j'ai marché au hasard.

Ella pivota pour regarder son frère. Avec ses yeux bleus sérieux, la ride sur son front qui trahissait son inquiétude, son nez fin, ses cheveux blonds un peu trop longs, son allure un brin dégingandée, Chris paraissait plus jeune que ses vingt-six ans. Il essuya doucement les joues de sa sœur et la serra un peu plus contre lui. Elle se recroquevilla sur elle-même. Elle se sentait mieux, la présence de son frère l'apaisait. Il était comme le pont qui l'avait abritée de la pluie. Elle sourit en se rappelant l'étrange rencontre avec Tragico. Tâchant de chasser Matisse de ses pensées, elle parla du drôle de personnage à Chris.

- Tu t'es tapé la discute avec un clown dépressif qui t'a donné des conseils philosophiques ? répéta Christopher avec stupéfaction.

Il haussa les sourcils.

- Vraiment ?

Ella hocha la tête.

- Je te jure ! Je n'ai pas tout compris, il a dit qu'il disparaîtrait et renaîtrait demain. Peut-être était-il fou ?

Elle sourit en voyant l'expression de son frère. Il ne la croyait pas, de toute évidence.

- Tu sais que ça ferait une excellente trame de roman ? plaisanta-t-il.

Christopher était écrivain. Enfin, plus ou moins. Il travaillait comme serveur dans un café, pour payer les factures. Il avait déjà écrit un livre, sans oser aller plus loin. Le faire publier, trouver un éditeur ? C'était pour lui un rêve inaccessible. À présent, il était en pleine phase de relecture et de préparation pour un prochain roman. Il imaginait le scénario, les personnages, les lieux, les époques,...

- Chris, je l'ai vu ! s'agaça-t-elle.

Il rit doucement.

- En ce cas, peut-être ne parlait-il pas de mourir, mais seulement de retirer son masque ? réfléchit-il.

Ella bondit pratiquement du lit.

- Mais oui, ce serait la renaissance ! s'écria-t-elle.

- Oui, à condition qu'il existe !

Minuit était à présent passé. Tragico n'existait plus. Le masque était rangé sur une étagère, emballé dans du papier bulle. Le costume coloré, fraîchement lavé, retrouvait sa place dans la penderie.

La tragédie était terminée. Les spectateurs étaient partis, purifiés, apaisés.

Le Comédien des jours de pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant