Salé - Celui qui sourit

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A ceux qui liront ces lignes, un jour ou jamais, je ne vous blâmerais pas de me penser fou – mes médecins eux-mêmes ayant mis mes fables cauchemardesques sur le compte d'un lourd traumatisme. Et, je l'avoue, j'ai longuement espéré qu'ils aient raison, car ces infâmes souvenirs qui me hantent désormais nuit et jour ne devraient pas être autre chose que des lubies glauques de mon esprit. Pourtant, si je couche aujourd'hui tout ceci par écrit, c'est parce que je n'arrive plus à vivre avec ces images, que le sommeil m'est désormais interdit sous peine d'y voir Son sourire lugubre. Alors, lorsque j'aurais achevé mon témoignage, ce sera l'ultime vestige des atrocités de Granval, puisque je ne serai plus.

Quoiqu'y cherchent mes psychanalystes, j'eus une enfance normale, bien qu'avec quelques difficultés scolaires ; et, à la sortie du collège, je préférai me mettre à l'œuvre aussitôt plutôt que de languir de longues années de plus sur un banc qui ne m'intéressait pas. Je connus quelques boulots – surtout des usines -, pour, après plus de dix années de labeurs, finalement m'installer dans la campagne samarienne avec ma conjointe, Mélanie, et mes deux fils. Les années passèrent, et notre routine s'installait, doucement. Jusqu'à ce qu'à cause d'une délocalisation, je perde mon emploi. C'est là que la dégringolade arriva, et j'entamai subrepticement le chemin qui allait me mener en enfer.

A cause de cela, et de la réponse absurde et éthylée que je choisis, ma famille battît de l'aile, les querelles se multiplièrent. Puis un jour, une solution inespérée arriva : une offre d'emploi, dans l'Oise, dans une aciérie nouvelle et prometteuse. Y trouvant là le miracle nécessaire à la survie de mon foyer, je convins aussitôt d'un entretien d'embauche, et m'y rendis dès la semaine suivante. Le rendez-vous fut bref, mais efficace ; je commençai le lundi venant. Je n'oublierai jamais ma rencontre avec le patron – comment le pourrais-je ? -, un homme du pays du nom de Fournier. Il était grand, gigantesque même, habillé d'un costard sobre et avec un regard marron et pénétrant. Il maniait ses longs bras fins avec une adresse irréelle, mais ce qui me marqua le plus chez lui fut son sourire. Discret, presque effacé, mais constant. Qu'il soit calme ou énervé, son visage en était toujours paré, sans jamais dévoiler davantage de ses dents. Alors, lorsque je l'aperçu pour la première fois, un frisson dont je ne compris pas l'origine mais qui s'avérerait prémonitoire me perça l'échine.

Mes premiers mois dans cette usine furent calmes, prospères. Mes proches eurent la bonté de me suivre à Granval, là où je travaillais, et tout cela nous permit de retrouver une vie heureuse. Les disputes se raréfiaient, tout comme les bouteilles vides ; et j'avais l'espoir naïf d'être parvenu à sauver mon couple du péril qui le guettait. Jusqu'à ce que, inévitables, les ennuis reviennent – très différents des premiers. Car, cette fois-ci, je ne perdis pas mon emploi ; non, j'eus plutôt la fâcheuse habitude d'y passer trop de temps. Je me levais aux aurores pour y être en avance, je revenais bien plus tard que la fin de mes heures. Et ceci, que ma femme appela excès de zèle et dont je connais désormais l'explication anormale, sonna le glas de notre mariage. A mesure que les semaines défilaient, je me fis de plus en plus absent, davantage ailleurs quand j'étais là. Vint finalement le moment où je ne parlai de rien d'autre que de mon emploi, où je n'écoutai plus les mots qui m'adressait. C'est pourquoi Mélanie, convaincue de mon infidélité et incapable de supporter davantage mon comportement solitaire, fit valoir le divorce et s'en alla avec nos enfants, sans que je daigne prétendre à leur garde. Avec le recul que j'ai désormais, je ne peux lui en vouloir d'avoir agi de la sorte – et qui sait, peut-être s'est-elle même sauvée d'une mort lente et cruelle.

Finalement seul, ma vie se résuma à l'aciérie. Je n'avais ni ami, ni famille, ni collègue à qui parler. Et aussi étrange que cela puisse paraître, je n'en ressentais pas le besoin. J'étais comme absorbé par mon affectation, hypnotisé par mon métier. La situation dura, s'étira, tandis que me souvenirs de l'époque s'étiolèrent. Car, malgré toute ma volonté d'inscrire ici l'intégralité de ce que je vécus, je me dois de reconnaître mon amnésie d'une année entière. Je n'ai plus idée du fil de mes journées, du contenu des réunions auxquelles j'avais parfois accès ; et ce, jusqu'à ce jour arrive. Celui qui me sortit de cet enfer, tout autant que celui qui le dévoila à mes yeux. Celui qui sauva ma vie, comme celui qui la condamna. Un jour béni et maudit, dont la mémoire m'a valu un suivi chez des spécialistes, dont je suis encore patient des années après le drame.

Sucré saléWhere stories live. Discover now