Chapitre 2

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Après avoir réconforté Alexandre, la Reine changera de wagon. Elle se faufilera entre les passagers, les hommes d'affaires et les enfants agités. Elle se glissera entre le siège 27 côté couloir et le siège 28 côté fenêtre, entre un père de famille inquiet et une jeune fille endormie.

Elle s'appelait Zoé. Elle venait d'une famille de cinq enfants : trois garçons et deux filles. Petite dernière étouffée par ses parents, elle a grandi dans l'ombre de ses brillants ainés, médecin, avocat, journaliste, créateur de start up, architecte. Jamais là, ils la laissent toujours seule. Ils sont grands et bruns, elle est rousse et minuscule. Dès sa naissance, elle avait un surnom tout trouvé : « Petite carotte ». Quoi de plus humiliant ! Quand ses frères et sœurs lui rendent visite, ils ne prononcent même plus son vrai prénom, ne se servant que du surnom. Zoé n'a jamais rien pu y changer. Ils n'ont rien en commun et ne semblent pas avoir de relations proches. Mais elle essaie sans cesse de trouver des sujets de conversation. Elle leur parle de biologie, de droit, de physique, d'économie ou de musique. Mais eux ne semblent pas s'intéresser à sa vie : ils ne lui parlent pas de littérature ou de cinéma. Pour elle, leur relation est comme un amour à sens unique : désespérée. Mais, elle ne perd pas espoir. Elle croit qu'un jour, ils réussiront à s'entendre et à former une famille comme elle l'entend. Elle n'aura plus jamais le sentiment d'être la cinquième roue du carrosse ou la colocataire indésirée.

Sans cesse, elle se demande ce qu'elle a bien pu faire (ou ne pas faire) pour avoir une telle relation avec eux. Elle repense aux vacances qu'ils ont passées ensemble, seuls moments où elle les voyait vraiment. Mais ils formaient tous un groupe fermé où elle n'était pas admise ou incluse. Ils partageaient des rires et des souvenirs et elle, elle partageait une chambre avec sa solitude.

Bercé dans la vitesse, elle se surpris à rêvasser à une autre vie. Une vie où elle ne serait pas insignifiante mais prise en compte, une vie où ils se ressembleraient, une vie où tout irait mieux. Elle se surpris à rêvasser aux moments où elle et son frère, Thomas jouait ensemble. Ils s'amusaient pendant des heures à créer des villes et des histoires Aujourd'hui, il était à la tête d'un grand cabinet d'architecte et elle se disait parfois que c'était grâce à elle et aux petites maisons qu'ils avaient imaginées ensemble qu'il avait choisi ce métier. Elle se remémora aussi des histoires que Léa, sa grand sœur devenue journaliste lui avait racontées : des aventures de jeunes filles sans peur et de pays magnifiques et inconnus. Revinrent à sa mémoire les projets qu'elle avait eu avec les uns et les autres, des jeux qu'ils avaient inventés ensemble. Son surnom avait lui avait été donné dans des circonstances particulières. Lors de vacances à la campagne, ils avaient tous appris à jardiner, guidés par leur grand-père et en voyant de jeunes carottes pousser, ils avaient pensé à leur jeune carotte alors âgée de cinq ans qui poussait elle aussi tranquillement. Alors, ils avaient ri et lui avait attribué ce petit nom en lui jurant d'être toujours là pour la protéger des champignons et des ravageurs Grâce à eux son enfance n'avait pas été malheureuse mais dès qu'ils avaient commencé à quitter la maison familiale pour avoir leur vie, plus n'avait été pareil... et leur promesse n'avait jamais été vraiment respectée....

C'est la mouche qui lui avait bien sûr susurrer à l'oreille ces souvenirs en lui disant de laisser faire le temps. Que bientôt, ils se souviendront à leur tour et reviendront vers elle pour former cette famille, si différente mais si belle dans ces différences.

Alors, Zoé, le cœur soulagé, pu s'endormir en repensant à cette chanson qu'ils avaient si souvent entonné ensemble étant petits : « We are family
I got all my sisters with me
We are family... »

La mouche s'éleva alors, pleine de musique et d'espoir vers un autre fauteuil, dans l'atmosphère feutrée de la première classe. Elle se posa sur l'épaule d'un homme habillé d'un costume sombre assorti à ses cernes noirs. Une mallette était posée à ces pieds, un ordinateur sur sa table, un casque diffusant de la musique classique sur ses oreilles. C'était un homme d'affaire. Il semblait plongé dans son travail, en dehors du train, en dehors du temps, en dehors de la réalité. L'homme ne leva pas la tête quand une jeune maman affolée lui demandait s'il avait vu son enfant, il ne bougeait pas quand le train s'arrêta pour reprendre une nouvelle cargaison de voyageurs, il ne se mouvait pas davantage quand la mouche bourdonna près de son oreille. Intriguée par cette indifférence, elle l'observa. Elle le regarda examiner les informations impersonnelles que diffusait son ordinateur, lire un livre sur la finance puis suivre le journal télévisé. Rien de lui ne montrait son passé ou son avenir. C'était un homme sans. Sans vie, sans rêve, sans aspirations, sans projets, n'avait que le travail et le bercement de la musique classique et des informations. Notre reine eut pitié de cet homme sans histoire. Elle ne pouvait rien lire en lui et ne savait comment l'aider ou le guider. Désemparée, elle regarda le paysage et suivit de ses yeux pleins de milles âmes la route sans fin.

Elle fouilla dans sa mémoire pour trouver quelqu'un d'aussi vide que lui, pour savoir que faire, elle chercha, chercha longtemps mais ne trouva rien. Que de la tristesse de ne pouvoir aider cet homme vide. Elle savait cependant qu'elle devait faire quelque chose. Son devoir n'était pas facile, c'était un long chemin pentu et creusé dans la montagne où le vent menaçait de la noyer. Elle aurait pu choisir un autre chemin, plus plat, protégé du vent et laisser cet homme aller, se perdre dans les ténèbres vides de la solitude. Mais elle choisi de rester, de creuser encore. Elle se plongea dans ses souvenirs.

Notre mouche le vit enfant, un petit garçon silencieux et seul. Lisant sans cesse sous le regard intrigué de ses parents. Elle le vit sur les bancs de l'école, sagement assis, s'appliquant, courbé sur son cahier. Puis il entra au collège, au lycée puis à l'université. Elle cru perdre espoir en le voyant encore isolé dans un coin de la bibliothèque dévorant les journaux économiques, griffonner sans relâche ses papiers de données incompréhensibles. Et enfin, elle le vit rencontrer Aina, une étudiante en philosophie. Patiente, elle lui apprit à gouter la lecture et les œuvres des plus grands auteurs comme Hugo ou Platon. Elle lui apprit à vivre et à apprendre le gout de la vie. La mouche le vit alors aimer. Aimer sans retenue et sans relâche, aimer sans condition. Aina ne lui avait pas seulement, elle lui avait appris à aimer. Mais jamais, jamais, il ne lui avoua ses sentiments. Il avait trop peur pour ça. Peur qu'elle refuse, peur qu'elle accepte, peur de cet amour vertigineux qui le dépassait. Alors, il la laissa parti, il la laisser aller vers d'autres âmes perdues et s'enferma à nouveau dans son monde gris et froid seulement peuplé de chiffres insipides. Elle le vit devenir l'homme aussi sombre que son ombre recroquevillée sur son fauteuil. S'engager à corps et à cœur perdus dans son travail. Il ne côtoyait plus que des chiffres, et des informations sans goût et sans couleur. Il n'était monté dans ce train que pour aller récupérer un contrat chez un client. Il n'avait même pas prévu de profiter de l'air marin, ni de la beauté de la Manche. Il ne pensait qu'à ce bout de papier éphémère et sans valeur et n'accordait aucune importance à cette immensité mouvante et libre.

Alors, touchée par son histoire, la mouche pleura. Elle pleura sur cet homme plein de peurs et d'amour perdu et d'enfance déçue. Et alors, la mémoire de l'homme lui montra son prénom : Neil, héros en gaélique. Elle lui dit alors de devenir le héros de sa propre vie et de se battre pour elle. Elle lui dit d'aller voir la mer et de se laisser bercer comme un enfant par son rythme et sa brise. De laisser son bleu lui emplir le cœur, « amour bleu comme est le cœur même ».



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⏰ Last updated: Dec 10, 2018 ⏰

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Le train à la mouche: histoires de trainWhere stories live. Discover now