Autre monde

14 1 1
                                    

Courir. Sauter. Esquiver.
Un seul mouvement de travers et c'est la mort.
Je cours sans m'arrêter, je bondis par dessus les barrières et les bennes à ordures, aussi vif qu'un oiseau dans le ciel. Autour de moi la nuit m'enveloppe comme un cocon. Là est ma place. Je saute parfaitement un muret, ajoute un petit salto..... Mais je n'atteins qu'un cul-de-sac. De tous les côtés des bâtiments hauts semblent me narguer. Je compte au moins une dizaine d'étages à toutes ces constructions de béton qui m'entourent.

Peu importe ! Je ne suis pas un de ces stupides et faibles humains.
Mes yeux deviennent rouges et je saute.

Je m'accroche à une façade d'immeuble et l'escalade. J'entends les voix des inspecteurs du CCG. Je ne prends pas la peine de regarder en bas ; je n'ai pas le temps.
J'arrive en haut de mon immeuble facilement. Je ne tiens pas à me battre ; j'ai assez mangé aujourd'hui et les colombes sont trop dangereuses.

Je cours sur les toits. À une vitesse prodigieuse je saute d'immeuble en immeuble.
Ce n'est plus une course ; je vole, j'effleure à peine le sol que déjà je me propulse vers l'avant. Je bondis, comme un fauve qui s'abat sur sa proie. Si ces humains savaient ce qu'était notre vie, ils se battraient pour être comme nous.
Ma constitution de goule ailée m'a certes donné un bon avantage de vitesse dans la course-poursuite, mais à présent je commence à m'essouffler et la fatigue engourdit mes muscles. Heureusement, ici je n'ai à craindre aucun inspecteur. Ces colombes-ci ne volent pas.
Je repère enfin la fenêtre ouverte de l'immeuble où j'habite, au sixième étage. Je saute du toit et m'y engouffre ; pas le temps de passer par la porte.
Je retire le masque à gaz qui me sert de protection pour masquer mon visage aux inspecteurs et mes yeux reprennent leur teinte violacée habituelle. Je suis hors de danger. Je m'assieds sur le sol pour reprendre mon souffle ; je suis épuisé.
Quelques secondes plus tard j'entends des bruits de pas. De toute évidence ceux de quelqu'un qui a tenté de se faire discret, mais dont la tentative a lamentablement échoué.
Je souris.

- C'est bon, c'est juste moi, Kai.

Un garçon un peu plus jeune que moi aux cheveux bruns bouclés apparaît dans l'embrasure de la porte.

- Ouf, fit Kai, visiblement soulagé. « On sait jamais ce qui peut se passer.... après ce qui est arrivé à Toma. » continue-t-il en détournant le regard.

Je frissonne. Toma était un ami, qui habitait quelques bâtiments plus loin.... Un jour il était rentré chez lui. Des colombes l'avaient cueilli devant sa porte.

- Allez, on sait se débrouiller. On est plus forts, à deux. Et puis Toma ne savait pas se battre, alors que nous, si.

Ce n'est qu'à moitié vrai. En seize ans de vie avec mon frère jamais nous ne nous sommes battus contre le CCG. Ils sont bien trop dangereux, et nous préférons profiter de notre rapidité de goule ailée pour fuir. Et si je suis habitué aux bagarres entre goules, Kai tremble de peur à la simple vue d'un de nos semblables.
Je sors des poches de mon manteau les paquets de chair humaine que j'ai fait pendant ma chasse.

- Tiens.... laisse-en un peu de côté, on aura sûrement du mal à se réapprovisionner les prochains jours. J'ai été vu.

- Quoi ?! Des colombes ? On n'en avait pas vu depuis des semaines....

- Il faut s'attendre à tout par ici. Mais je pense en avoir ramené assez... on a connu pire.

- Oui !!, fait-il en souriant un peu.

Kai est la personne la plus optimiste que je connaisse. Il est facile de le mettre de bonne humeur et il sait toujours relativiser. Cela m'aide souvent beaucoup.

***

Après m'être reposé dans la journée, je ressors dès que la nuit tombe. Kai dort ; on essaye de se relayer pour qu'un de nous deux soit toujours éveillé.
Je sors par la même fenêtre et je grimpe sur le toit de mon immeuble. Ici je me sens bien, assis les jambes dans le vide, à plusieurs mètres de hauteur.
Haut dans le ciel on voit la Lune. Son quartier visible est étincelant. En dessous de mes pieds s'étend l'immense Tokyo. Les lumières sont des milliards, lueurs à travers une vitre ou grands panneaux publicitaires. À ma hauteur et plus haut s'élancent les gratte-ciel et les hautes tours de verre. Au sol, un dédale de routes se croisent et s'emmêlent.
J'aime cette ville. C'est ici que nous sommes nés, Kai et moi, et ici qu'on a toujours vécu. Pour rien au monde je ne partirais.

Another worldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant